Christopher Nolan et l’engloutissement du mouvement

Le 26 Août 2020, après moult reports et des nombreuses péripéties, le dernier film de Christopher Nolan en date – intitulé TENET – sort dans les salles obscures françaises. L’occasion de revenir sur les dix précédents films du cinéaste britannique, souvent admiré, voire adulé, et parfois décrié. Il n’est pas question de revenir sur les évidences thématiques de son œuvre, qui ne sont plus un secret pour qui que ce soit (à part pour de nouvelles générations qui découvrent ses films). Il n’est donc pas question de revenir sur les notions d’identité, de temps, de mémoire ou d’alter-ego. Ce champ d’analyse a déjà bien été couvert, et nul doute qu’il sera encore couvert par les critiques du film TENET. Ici, comme le titre de l’article l’indique, il sera question de mouvement – et donc de mise en scène. Peu importe le genre dans lequel s’immisce Christopher Nolan, peu importe le budget d’un film, il y a toujours eu chez le cinéaste un regard particulier sur le mouvement. On peut lui reprocher ses longues lignes de dialogues, ses récits à tiroir qui donnent des impressions d’attitudes statiques, ou d’être très littéral dans ses réflexions. Mais on ne pourra jamais lui reprocher d’être un metteur en scène très rigoureux, qui ne laisse rien au hasard dans ses décors, dans la durée des plans, et dans le placement de ses cadres. Chaque idée a un sens, pour parvenir à l’apparition ou à la disparition du mouvement.

THE FOLLOWING – 1999

La rencontre entre verticalité et horizontalité

Dans chaque film, Christopher Nolan a pu se faire remarquer par l’immensité de ses décors, par l’architecture grandiose et vertigineuse des bâtiments qui grimpent vers le ciel. Alors que ses personnages ne peuvent se mouvoir que pieds sur terre, dans des moyens de transports, ou sur les toits, le cinéaste a toujours opposé à cela des décors très verticaux. Le décor s’est toujours élevé face au déplacement horizontal des corps. Même lorsque Batman crée un déplacement vertical grâce à ses gadgets, il y a toujours des murs qui s’élèvent bien plus haut que son corps. Dans la trilogie THE DARK KNIGHT, Christopher Nolan cadre les déplacements verticaux de Batman de sorte que la verticalité puisse continuer dans le hors-champ. Autant une vue en plongée du mouvement de Batman vers le bas a une limite (le sol), autant une vue en contre-plongée de son mouvement vers le haut ne peut en avoir. Pourtant, même si ce hors-champ est insaisissable, le mouvement vertical s’arrête à un instant donné. Il y a toujours une limite dans les mouvements, chez Christopher Nolan.

Dans son tout premier long-métrage FOLLOWING, lorsque les deux protagonistes tentent de s’enfuir après avoir été surpris lors d’un cambriolage, ils n’ont d’autre choix que de monter les étages. Sauf qu’ils finissent par arriver sur le toit, et savent qu’ils ne peuvent redescendre. Leur mouvement est alors forcé, contrôlé par la nécessité de se détacher tout en se réfugiant dans un espace presque sûr. Comme Leonard dans MEMENTO, qui monte les escaliers menant à sa chambre de motel, espace fonctionnant comme un refuge personnel, se détachant des actions qui animent son quotidien. À chaque situation, Christopher Nolan implante un espace au bout du mouvement, tel un refuge qui accueille les derniers mouvements avant une réflexion de ses personnages. Qu’il soit vertical ou horizontal, ce mouvement est telle une progression des personnages dans un tunnel : cherchant à échapper quelque chose, mais ne trouvant au bout que ce point de jonction entre le vertical et l’horizontal. Dans le polar INSOMNIA, Al Pacino fuit une situation et se retrouve dans cette petite ville limitée par les montagnes. Comme si les personnages sont constamment obligés à se mouvoir horizontalement le long d’un décor vertical. Un mouvement qui se retrouve dans DUNKERQUE, où les soldats se déplacement horizontalement sur la plage, désespérément, face à la verticalité abyssale et mortelle de l’horizon maritime.

MEMENTO – 2000

Tel un mouvement davantage géométrique que géographique, qui tend à toujours suggérer un second espace lors d’un mouvement. L’objectif étant de capter cette permanente confrontation entre deux espaces, que peu importe l’endroit où se trouve le corps, il y a un autre endroit qui le surplombe (au-dessus, en-dessous, ou sur les côtés). C’est exactement le cas dans LE PRESTIGE, où les deux magiciens sont obsédés par leur succès sur scène. Ainsi, ils essaient de gérer en même temps l’espace scénique, les coulisses, et l’espace sous la scène. Quand Christopher Nolan filme ses magiciens sur scène, ils sont comme collés sur le décor de fond de scène. Mais pas que, car le cinéaste multiplie les angles de vue, pour aussi filmer les coulisses assombries en arrière-plan. Tout comme il n’hésite pas à filmer les espaces sous les scènes en contre-plongée, pour bien suggérer cet espace au-dessus, cet espace dans la verticalité. Il y a la même idée dans la trilogie THE DARK KNIGHT, où la caméra possède la liberté de cadrer Gotham en plan aérien, ou alors de faire des plans larges dans les rues, pour bien capter l’architecture moderne de la ville. Comme dans BATMAN BEGINS, où le cadre découvre en même temps que le jeune Bruce Wayne cette architecture monumentale, faite de nombreuses verticalités, par le biais du métro qui se déplace évidemment horizontalement.

Une géométrie encore plus évidente dans INCEPTION, puisque les personnages créent eux-mêmes les espaces dans lesquels ils exercent leurs mouvements. Des espaces de rêves, où la verticalité ne cesse de renvoyer à une horizontalité prochaine, et inversement. Que ce soit des éléments qui s’effondrent ou un espace qui se déforme, il y a en permanence un mouvement du corps pris dans des mouvements géométriques. C’est aussi le cas dans INTERSTELLAR, où les corps sont soumis au déplacement technologiquement géométrique de la navette. Quand Christopher Nolan place sa caméra en dehors de la navette, il prend son temps pour montrer la précision avec laquelle la navette doit s’imbriquer dans un espace. Mais la géométrie n’est pas une science facile, comme on peut le voir dans INTERSTELLAR. L’alliage entre la verticalité et l’horizontalité est très souvent dangereuse. Dans INSOMNIA, lorsque Al Pacino poursuit pour la première fois Robin Williams, il doit traverser une lignée de tronc d’arbres qui se déplacent dans l’eau. Entre son corps vertical qui essaie de suivre une direction la plus rectiligne possible, les troncs d’arbres posés horizontalement dans l’eau perturbent son corps. Ou alors, dans la trilogie THE DARK KNIGHT, il y a cette image du puits qui revient constamment : que ce soit la prison de Bane, la technologie qui fait apparaître le costume du sous-sol, les nombreuses scènes en hauteur dans le deuxième film, etc… Telle une extravagance de l’architecture qu’affectionne Christopher Nolan, car le décor (qu’il soit géographique ou géométrique) influence fortement les mouvements des personnages, au point qu’il peut même prendre vie comme dans INCEPTION, qu’il soit un déséquilibre à cause de la gravité comme dans INTERSTELLAR, ou qu’il soit la source de tous les dangers comme dans DUNKERQUE et INSOMNIA.

INSOMNIA – 2002

Le trouble causé par l’encombrement

L’espace est donc une part très importante dans la mise en scène de Christopher Nolan, même si ses deux premiers long-métrages FOLLOWING et MEMENTO sont beaucoup plus sobres que les autres films de ce point de vue. Une façon de montrer que l’espace est un personnage à part entière, pour lequel se dévouent les personnages humains, leur livrant pleinement leur corps. Mais évidemment, avec les thèmes chers au cinéaste (le temps, l’identité, la mémoire, le deuil), les espaces sont souvent des obstacles, voire même des antagonismes. Dans le cas de FOLLOWING et MEMENTO, c’est la présence même dans chaque espace qui est un trouble. Chacun des protagonistes se retrouve rapidement pris au dépourvu, et comprenant que les espaces qu’ils traversent sont davantage des dangers plutôt qu’une source d’accomplissement personnel. Ainsi, ils n’ont d’autres choix, à chaque fois, que se détourner de ces espaces, les quitter le plus rapidement possible, pour trouver un lieu sûr. Toutefois, Christopher Nolan les fait revenir sans cesse dans ce type d’espaces, parce qu’il s’agit de leur vie. Ces espaces composent leur nouvelle identité, mais ces protagonistes se déplacent avec incertitude en projetant leurs regards à divers endroits de l’espace. Les mouvements se nourrissent donc de ces dangers, de ces basculements d’ambiance dans les espaces.

Dans le polar qu’est INSOMNIA, tout espace est susceptible d’être un trouble pour les mouvements et les corps. Il n’est pas anodin que le titre du film soit ce qui accable le plus le corps de Al Pacino, tant l’amnésie face à cet espace qui ne sombre jamais dans l’obscurité le trouble totalement. Ainsi, au lieu de préserver cette ouverture sur le monde qu’est la fenêtre de chambre, le protagoniste la cache avec tout le scotch qu’il a sous la main. Son trouble psychologique va donc de pair avec l’isolement physique qu’il subit. Telle une petite pièce à l’édifice, tant le protagoniste s’isole dans la solitude de plus en plus, comme si ses mouvements sont encombrés par ceux des autres personnages. Que ce soit les bois qui entoure le village, ou la brume qui surgit, ou le tunnel qui se trouve sous la cabane, ou une ruelle étroite & sombre où se trouve un chien mort, ou la chambre d’hôtel faite de solitude : chaque espace dans ce film cause une perturbation du mouvement, le réduisant au minimum. La solitude est alors un retranchement du mouvement, qui se détache de tout l’environnement dans lequel est le corps, pour exacerber les sensations et les émotions. Une solitude qui tend progressivement vers le thriller psychologique, tant le mouvement qui s’isole est celui d’une angoisse contenue dans l’intime. Cette solitude se retrouve dans LE PRESTIGE, où les personnages sont à nouveau isolés, mais cette fois-ci sur scène. Leur exposition est donc soumise au jugement du public, ainsi qu’aux regards de celui-ci. Ce n’est qu’au moment de la chute de chaque numéro, que Christopher Nolan intègre des plans du public à son montage. Le cinéaste appuie bien l’idée que c’est à ce moment crucial, que l’espace scénique reçoit toute la pression de l’espace contenant le public. C’est donc à ce moment précis que les corps se trouvant sur scène sont comme cristallisés, voire suspendus, face au mouvement de surprise et d’applaudissements de la foule. Les mouvements des magiciens sont alors réduits à se laisser envahir par la réaction du public.

Il y a cette mise en scène d’un espace qui s’impose à un autre dans BATMAN BEGINS, lorsque Bruce Wayne attaque pour la première fois en tant que Batman, dans cet espace rempli de conteneurs où les hommes de Falcone déchargent de la marchandise illégale. Se servant des conteneurs comme un labyrinthe (Christopher Nolan multiplie les plans, en fonction du nombre de points de vue avec les hommes de main de Falcone se lançant à la recherche de Batman), le héros masqué provoque des mouvements lents de la part des personnages, pour que chaque nouveau conteneur devienne un mur dans le mouvement cauchemardesque. Tout comme lorsque Crane fait descendre Rachel dans son laboratoire sous-terrain pour lui projeter son gaz : Batman arrive dans la hauteur, mais dans l’obscurité totale. Le mystère de son placement et de ses mouvements perturbe Crane et tous ses hommes de main, qui tournent sur eux-mêmes et regardent partout vers le haut. Comme si soudainement, le vide qui se dresse dans les hauteurs du laboratoire n’est autre que leur pire ennemi : un espace vide qui menace un espace occupé, exerçant une pression tangible. On retrouve cet accablement des corps par la présence d’autrui dans THE DARK KNIGHT, où le Joker vient faire une visite surprise à la réunion de criminels (le fameux tour de magie du crayon qui disparaît). Le Joker, en grand performeur qu’il est, se présente en bout de table. Dès son arrivée, tous les autres personnages deviennent statiques. Le public est bien en place, le performeur s’agite, jusqu’à ce que la panique finit par céder. À ce moment précis, le Joker présente ses jouets cachés dans sa veste, et l’espace se transforme soudainement en cauchemar. Encore une fois, il s’agit chez Christopher Nolan d’insérer un élément perturbateur dans l’espace, provenant d’un espace externe, pour que les mouvements soient totalement réduits à l’accablement et l’angoisse.

Le Joker est le personnage parfait pour Christopher Nolan dans ce sens. Même lorsqu’il arrive soudainement à une réception où se trouve Rachel, il provoque aussitôt une transformation du mouvement. Alors que tout était paisible et élégant, l’ambiance change radicalement avec le Joker qui se place au centre de l’attention. La mise en scène de Christopher Nolan est ingénieuse parce qu’il forme un cercle autour du Joker, composé de toutes ces personnes présentes à la réception. Alors que le Joker et ses hommes semblent être encerclés par une supériorité numérique, c’est le mouvement improvisé et détendu du Joker qui rend tous les autres corps immobiles. Le Joker est si bien, que lorsque Bruce Wayne perd Rachel après avoir sauvé Harvey Dent, le protagoniste se morfond dans son fauteuil au coin d’une pièce. La scène semble être anecdotique, mais le minimalisme recherché par Christopher Nolan à ce moment précis est exactement l’idée d’accablement du corps. Dans un appartement situé très en hauteur au sein d’un building, le cadre nous laisse voir seulement deux fauteuils (dont un vide), un tapis et une petite table. Le tout disposé dans un coin, près des vitres qui donnent sur le vide. Bruce Wayne se laisse accablé par la lumière froide, se laisse encombrer par la souffrance du minimalisme, cramponné à son fauteuil comme s’il ne pouvait plus se mouvoir comme précédemment.

BATMAN BEGINS – 2005

Dans DUNKERQUE, il y a ce même geste minimaliste, mais relevant ici plutôt de la suggestion / de l’abstrait. En étant coincés sur cette plage, que ce soit à terre ou dans les airs, les soldats sont soumis au danger du hors-champ. Ils sont propulsés de force sur cette plage, par le pouvoir de l’espace externe qui accable leurs corps (l’espace que traverse l’ennemi, que l’on ne voit pourtant pas). Le cadre fait notamment office de barrière, tant Christopher Nolan place sa caméra de manière à ce que la mer soit en arrière-plan, ou que les bâtiments qui arborent la plage soient un mur. Les corps se dispersent, le mouvement général est chaotique, le mouvement personnel est improvisé, jusqu’à ce que les corps se jettent à terre pour se protéger du mieux possible. Cela n’empêche tout de même pas de recevoir des projectiles, de se faire tirer dessus (surtout par les avions ennemis). Et même s’il y a un objectif (quitter cette plage en urgence – le mouvement coincé dans le temps), le mouvement se répète inlassablement dans l’accablement (subir l’encombrement). Un mouvement collectif et personnel qui se confond, par cette fatalité que la multitude de corps présents sur cette plage n’aide en rien une quelconque tentative de déplacement. Alors que la plage pourrait exposer les corps, la plage n’est autre que leur purgatoire. La situation de guerre ne fait que rendre les corps statiques, impuissants face aux menaces qui les entourent.

Christopher Nolan, à travers le minimalisme de la mise en scène, capte justement cet exact moment où le corps est dans une impasse, où donc le mouvement est complètement malmené et condamné à la survie. Dans INTERSTELLAR, le minimalisme du trouble est à son comble. Au-delà même de la question de la gravité, le corps s’immisce dans de tout nouveaux espaces inconnus. Là où les plans du cinéaste prennent leur temps, au montage, pour capter des paroles ou des situations, c’est parce que les mouvements doivent à une précaution maximale. Qui dit précaution, dit ne pas chercher à exposer ou précipiter le corps. Comme si, dans le film, le mouvement est réglé pour éviter de partir à la dérive (comme avec la navette). Même lors d’un atterrissage, ou lors de l’approche du trou de ver, les mouvements sont réduits au minimum pour se laisser absorber par l’espace. Sinon, comme c’est le cas à quelques reprises dans le film, si le corps et ses mouvements cèdent à l’excitation et la précipitation, la violence peut survenir. On peut notamment penser à la violence psychologique de Matthew McConaughey piégé dans cette étrange dimension dont l’esthétique représente la chambre de sa fille : tels des couloirs infinis qui absorbent le corps et les mouvements.

Une violence sur le mouvement qui peut être causée par la destruction. Quand l’espace en envahit un autre, provoquant aussitôt le minimalisme de la souffrance, c’est aussi provoqué par une sensation d’écrasement. L’encombrement du corps peut advenir lors de la disparition progressive d’un espace. Quand un espace tend à disparaître sous une destruction, le mouvement est aussi voué à disparaître avec. C’est légèrement le cas dans DUNKERQUE, mais qui a davantage de rapport avec les abîmes (on y reviendra). C’est surtout le cas dans la trilogie THE DARK KNIGHT et INCEPTION, où les destructions se font nombreuses. Que ce soit dans l’une des premières séquences, où l’espace s’écroule depuis le toit, avec Leonardo Dicaprio dont le mouvement est complètement étouffé par toute la destruction du décor. Ou que ce soit lors de la scène mémorable où Dicaprio et Ellen Page sont à une terrasse parisienne, où tout le décor se met à exploser (même les pavés de la rue). Le seul mouvement qui existe est ce mouvement du décor qui explose par morceaux, prenant toute la place dans le champ du cadre, s’imposant à nos yeux, réduisant alors le mouvement des personnages au minimum. En quelque sorte, chez Christopher Nolan, dès que le mouvement se retrouve encombré, les personnages et leurs corps se retrouvent eux-mêmes spectateurs.

LE PRESTIGE – 2006

L’élévation de l’espace

On pourrait y voir l’effet de surprise, le caractère furtif du mouvement, face à un mouvement externe qui encombre celui d’un personnage. Déjà dans MEMENTO, le procédé narratif est en soi un élément furtif par rapport aux actions du protagoniste. Mais pour aller plus loin, c’est aussi le geste de résumer le mouvement à la conscience de soi. Le mouvement disparaît progressivement en contact d’autrui, mais chaque espace devient éphémère lorsque le protagoniste cherche à accomplir une tâche. Chaque scène représente un temps limité, alors le mouvement est aussitôt embarqué le refus de s’attarder dans un espace. Comme si le corps subit continuellement la pression d’un espace dans lequel il se trouve, entre apparition et disparition d’un mouvement dangereux. Dans LE PRESTIGE, les magiciens se laissent envahir par la représentation de courant alternatif de Tesla. Pour bien montrer l’effroi face à cette nouveauté presque surnaturelle (il faut voir la disposition verticale de l’immense affiche de Tesla, cadrée de manière à ce que le dessin représentant le scientifique commande magiquement les rayons d’électricité bruyants), Christopher Nolan place sa caméra à hauteur de corps assis. Ainsi, il peut montrer tout le chaos dans les mouvements des personnages, accablés et encombrés par ce courant alternatif qui se dresse au-dessus d’eux.

Avec LE PRESTIGE, ou même avec la trilogie des THE DARK KNIGHT, il y a même un rapport particulier entre le corps et le matériel. Dans chacun de ces films, Christopher Nolan met en scène le corps humain (donc organique) en pleine dépendance de corps matériels fixes. Dans LE PRESTIGE, c’est l’apparition ou la disparition d’objets, voire même du corps dans de l’eau ou de grandes boîtes. Le corps se soumet totalement aux objets qui composent un numéro de magie, au point parfois d’en subir les conséquences, et d’altérer le mouvement. Il s’agit là d’un trouble, à la fois de l’esprit et du corps, face à la puissance de l’illusion. Comme lorsque Hugh Jackman découvre le test de Tesla, avec toutes ces ampoules posées dans la neige, qui s’illuminent. Alors qu’il avait un mouvement qui cherchait à comprendre, soudain son corps se bloque et devient spectateur de l’espace qui se transforme, comme si cette colline enneigée prenait vie. Dans la trilogie THE DARK KNIGHT, c’est Batman / Bruce Wayne qui grimpe ou saute du haut de buildings. Il y a tout un rapport d’adaptation à l’espace, où ce-dernier prend inéluctablement le dessus sur les corps, comme un espace qui s’élève pour engloutir le corps et ses mouvements.

THE DARK KNIGHT – 2008

La nature est évidemment au cœur de cette impression d’élévation de l’espace. Dans INSOMNIA, le soleil est toujours levé et ne se couche jamais, il y a ces montagnes qui s’élèvent tel un poids au-dessus des corps. Puis il y a cette projection de l’angoisse des personnages, freinant leurs mouvements dans l’apparition de la brume et dans le déplacement improvisé dans un tunnel souterrain. Comme si les personnages ne devenaient que des silhouettes, qui se poursuivent entre elles, au sein d’un espace qui est constamment un obstacle. Christopher Nolan prend le soin d’avoir une image qui soigne les couleurs des éléments naturels (la verdure, les rochers, l’eau, la montagne) davantage que distinguer les couleurs des vêtements des personnages. Une manière de saisir l’immensité de l’espace naturel face aux mouvements calculés des personnages, tel un vertige de la prise de conscience, un vertige d’une zone d’inconfort. Tel les espaces de rêves dans INCEPTION, où la conception même d’un espace peut rapidement se transformer, pour faire disparaître le moindre mouvement. Il y a cette célèbre scène où le décor se soulève entièrement, créant comme une cloche dans laquelle se déplacent les personnages et les figurants. Ou cette autre célèbre scène où Joseph Gordon-Levitt se bat dans un couloir qui tourne sur lui-même. Le mouvement devient alors dépendant de l’espace, dépendant de la transformation et du mouvement de l’espace. Même dans une scène de pleine nature sauvage, à nouveau dans un environnement enneigé, où Tom Hardy se déplace en moto-neige pour échapper à l’ennemi : il s’enfonce entre les arbres, cadrés en plan serré, tel un engloutissement volontaire pour que la nature dissimule son corps et son mouvement.

Dans INTERSTELLAR, c’est le nuage de poussières, de plus en plus présent sur la Terre, qui se propage petit à petit autour des corps. Tel une entité vivante qui se propage, qui s’étire infiniment, jusqu’à dissimuler les mouvements des personnages. Ce qui donne lieu à de vives émotions, surtout lors du départ du père : où Murph voit disparaître son père dans l’arrière-plan dans un écran de poussières qui engloutit la voiture. En miroir de cette poussière qui s’épaissit sur la Terre, il y a la fascination de la caméra de Christopher Nolan pour l’espace astronomique. Avec de nombreux plans d’ensembles de contemplations, le cinéaste nous montre surtout un mouvement (de la navette, et ainsi implicitement celui des humains qui la dirige) qui se déplace comme un grain de poussière dans l’univers astronomique. L’espace fait loi, face au mouvement de l’être humain. Comme lors de l’atterrissage du groupe sur la planète inconnue, où il suffit de quelques instants pour que le cinéaste réalise un magnifique plan d’ensemble rempli d’eau sans aucune vague, avec la navette en plein milieu. Le mouvement est pris en tenaille au sein de cette immensité d’eau, jusqu’à ce qu’une énorme vague menace de tout engloutir (les corps et la navette).

Puis il y a le cas DUNKERQUE, film parfois mal compris car Christopher Nolan ne se préoccupe pas vraiment de ses personnages ni de la guerre en elle-même. Ce qui intéresse le cinéaste dans ce film, c’est le rapport qu’il entretient avec le temps, avec l’espace et avec l’ambiance. Son film le plus abstrait et le plus expérimental, car le moins narratif et le moins linéaire. Un long-métrage qui fait la part belle à la nature, clairement le plus grand ennemi des corps dans le récit, bien plus que l’ennemi allemand qui est hors-champ. La plage (la terre), l’eau et les airs sont de grands espaces de désolation pour Christopher Nolan ici, des espaces qui se comportent comme des abîmes, poussant les corps vers l’agonie et une mort qui les attend. Mais il reste quelques mouvements pour continuer à lutter, pour survivre dans ces derniers instants douloureux et dangereux. DUNKERQUE est une œuvre où l’espace est roi, agrippant les corps (à se jeter par terre, à presque se noyer, à être exposé aux tirs dans les airs) et les rendant dépendants de sa transformation au fil de la menace de l’ennemi. Le film de guerre qui se tourne généralement vers la mise en scène d’une confrontation, tourne ici à un combat psychologique où le désespoir et la désolation secouent les mouvements. Comme la narration, les mouvements sont éclatés dans cette abîme naturelle, où le corps n’est plus que le spectre de l’existence humaine.

INCEPTION – 2010

La notion de mirage

Dès ses débuts avec FOLLOWING, Christopher Nolan explore la question de l’identité, et du personnage qui se transforme. En rencontrant Cobb dans un dialogue immobile, puis en le suivant dans ses cambriolages, le protagoniste se transforme progressivement. Comme s’il devenait une réflexion de Cobb, mais davantage perturbé et troublé par ses actions, n’ayant pas l’habitude de commettre des délits. C’est ainsi qu’il s’embourbe dans les mêmes espaces que le criminel Cobb, allant d’appartement inconnu en appartement inconnu, devenant de plus en plus fou. Mais c’est grâce à sa narration éclatée (et donc dans l’éclatement des mouvements) que le cinéaste parvient à perturber la visibilité. Lorsque le protagoniste suit des personnes inconnues dans la foule, il est comme un fantôme qui fixe et suit des silhouettes, parce qu’il ne s’intéresse pas à ces gens. Mais même lorsqu’il commence à s’intéresser à ces gens, il plonge directement dans l’illusion qu’il se fait de leur vie. Comme si le protagoniste se met à suivre des mirages (sans révéler, évidemment, le twist final du récit).

Comme Leonard dans MEMENTO, qui suit ses photographies avec légendes, faisant confiance à des images qui ne sont que les mirages d’une réalité effacée de sa mémoire. Et même lorsqu’il se regarde dans le miroir, il voit une image de lui-même, ne reconnaissant plus son corps rempli de tatouages. Tout au long du film, Leonard poursuit des idées inscrites sur le dos des photographies, en quête d’une vérité qui se construit par le montage. Ainsi, les mouvements du protagoniste sont dictées par les mots et par les images qu’il garde avec lui. En parallèle, Christopher Nolan construit ses plans comme des troubles de la vision. Chaque cadre résulte d’une projection, celle où Leonard (re)découvre petit à petit l’histoire mise en place, tout comme où il (re)découvre les personnes qui l’entourent. Les mouvements du cadre servent à capter ces gestes de Leonard qui devient hypnotisé par une réalité ambiguë. Telle une altération de la réalité, qui permet à Christopher Nolan de travailler la question de l’identité et du temps. Mais aussi, une manière de rendre les troubles bien organiques – voire les matérialiser. Dans INSOMNIA, le cinéaste n’hésite pas à alimenter son montage d’hallucinations : Dormer est si perturbé par la mort de Hap, qu’il le voit en mirage dans la foule, ou en image dans son esprit perturbé. À chaque fois, ces mirages immobilisent les mouvements des personnages, les laissant flotter entre le réel et l’imaginaire, entre le secret et la vérité.

Le personnage de Batman pourrait être un mirage lui-même, tant la trilogie THE DARK KNIGHT est composée d’instants de pure symbolique où Christopher Nolan explore sa détresse dans une absence de mouvement. Rien que dans l’entraînement que suit Bruce Wayne au sein de la ligue des ombres, il y a toute une chorégraphie (en plusieurs mouvements décomposés) et des moments de pures illusions. Toujours dans BATMAN BEGINS, il y a évidemment le gaz du Dr Crane qui provoque des hallucinations, tout comme il y a cette brume partout dans Gotham dans la séquence finale. Ou alors, après chaque explosion provoquée par le Joker dans THE DARK KNIGHT, il y a ces silhouettes qui gravitent autour, voire même Batman qui s’agenouille sur les ruines et ne bougeant plus. Des images symboliques, comme les mirages de corps qui ne sont plus que les ombres d’eux-mêmes. Puis dans THE DARK KNIGHT RISES, toute cette partie dans la prison sous forme de puits géant, contient des moments de visions et de souvenirs, comme les mirages d’une vie perdue et d’une psychologique perturbée. Tout comme les procès effectués par Crane, dans ce troisième volet, sont comme des mirages avec Cillian Murphy placé dans la hauteur, au fond de cette salle, avec un cadre captant seulement le haut de son corps, sans qu’il ne bouge véritablement.

La distance et la perspective sont des données importantes quand il s’agit de travailler sur la notion de mirage. Christopher Nolan l’a parfaitement compris, puisqu’il arrive à semer le trouble chez ses protagonistes dans LE PRESTIGE, en les gardant souvent tous deux à distance. C’est cet éloignement qui pousse les personnages dans les extrémités extravagantes, qui les pousse dans le fond du décor sans plus aucune perspective, succombant donc à une sorte de folie qui regarde la rivalité tel le mirage d’une vie dérobée. Jusqu’à même utiliser des doublures. Comme avec MEMENTO, le mirage est ici initié par l’utilisation du cadre, qui capte le vertige du mouvement et de la pensée des protagonistes. Le mirage, dans ce film sur la magie, n’est autre que ces moments où les protagonistes regardent un mouvement qui n’est pas le leur, y voyant quelque chose qu’ils auraient pu réaliser eux-mêmes. Le mirage, c’est aussi voir l’absence d’un (ou plusieurs) mouvement(s) dans soi.

THE DARK KNIGHT RISES – 2012

Une absence caractérisée dès le début dans INCEPTION, où Cobb (décidément) apparaît sur une plage et aperçoit des enfants dans la distance. Christopher Nolan, attaché aux thèmes de la famille et du deuil, fait souvent revenir ces images de la famille de Cobb dans le film, comme les illusion d’une vie perdue vers laquelle le protagoniste tente de retourner. Mais ce n’est pas les seuls gestes d’illusions. Lorsque Ariadne (alias Ellen Page) se met à transformer le rêve qu’elle a créé par des espaces qu’elle connaît, tout l’espace autour d’elle s’en retrouve perturbé. Les attitudes des figurant-e-s changent, mais surtout le mouvement de Cobb (Leonardo Dicaprio) se minimise pour devenir spectateur de ce rêve qui évolue. Jusqu’à cet instant où Ellen Page agrippe des poignées placés sur des portes-miroirs. Après avoir tirés deux grands miroirs, les deux acteur-rice-s se voient à l’infini dans des réflexions, comme si la perspective ne pouvait exister que dans la réflexion et qu’il ne s’agit que du mirage de l’espace connu. Jusqu’à le briser complètement, pour ouvrir sur un autre espace, et de nouveaux mouvements. Il serait possible d’analyser très longuement INCEPTION sous la notion de mirage, tant les rêves et les souvenirs y sont le noyau de tout le récit. Jusqu’à même voir le personnage de Tom Hardy se transformer en d’autres formes humaines.

Ouvrir sur d’autres espaces, tel est le geste au centre de INTERSTELLAR. Au-delà de la question du fantôme qui se pose dans le film, ou même des êtres mystérieux qui ont placés le trou de ver, il y a toute une imagerie du mouvement extatique devant des figures. Que ce soit dans la scène du départ du père, que ce soit au sein même de la navette quand les personnages regardent la Terre dans la distance, ou même lorsqu’ils découvrent la forme du trou de ver, tout est une question d’illusion. Il n’est pas anodin de rapprocher INTERSTELLAR de LAWRENCE D’ARABIE (David Lean, 1962), tant les films sont très similaires dans la construction, dans la notion du voyage, dans le rapport entre l’intime et l’ailleurs, dans la quête d’identité, dans le mirage d’un collectif (ou d’une nation), etc… Les deux sont des épopées faites de mirages, où les cadres ouvrent sur les espaces (même pendant des affrontements) : comme si chaque espace annihile les mouvements, pour explorer le fantasme d’un espace salvateur qui se trouve dans l’accumulation d’espaces. Cependant, Christopher Nolan y intègre son thème de la famille et du deuil, avec l’une des scènes les plus touchantes de toute son œuvre, où Cooper (Matthew McConaughey) découvre seul les vidéos de ses enfants sur un petit écran au sein de la navette. Grand moment d’émotion, qui montre un personnage face au mirage de la vie qu’il a loupé, qu’il a quitté. Tous les espaces s’ouvrent à Cooper, mais engloutissent ses mouvements. Alors que sur Terre, le mouvement se développe, grandit, et donne même naissance.

DUNKERQUE possède aussi ce mirage de la terre natale, où les soldats britanniques attendent si longtemps sur la plage française que des bateaux puissent venir les sauver. Des corps en attente, qu’un mouvement puisse venir les sauver, puisse venir enclencher leur mouvement de retour dans la patrie. Adorant les plans larges et les plans d’ensemble sur les paysages, Christopher Nolan filme la mer avec tout son horizon plein d’espoir. Mais les corps sont fixes, engloutis sur la plage. Et il ne reste plus que le mirage du sauvetage, qui bascule toujours dans l’horreur des abîmes et dans le survival. Les bateaux, même le peu qui sont présents à quelques mètres de la plage, sont autant de mirages pour ces soldats qui sont coincés entre la réalité (la souffrance du piège sur la plage) et leur imaginaire (être sur un bateau, rentrer dans la patrie britannique). Le peu de paroles, dans ce silence macabre et menacé, est le fruit de cette projection du regard et du fantasme dans l’horizon. Les esprits sont torturés autant que les corps sont égarés.

INTERSTELLAR – 2015

L’égarement dans la création

Un égarement qui n’a pas lieu n’importe où. Il ne faut pas oublier que Christopher Nolan aime beaucoup les récits à tiroirs, et surtout insérer quelques métaphores liées à la création (fictionnelle, voire cinématographique). Dans FOLLOWING, le protagoniste finit par transformer son apparence, donc par créer une version alternative de lui-même pour ne pas être reconnu. Puis, il finit par perdre pied, par perdre ses repères entre tous ces déplacements entre appartements inconnus, jusqu’à superposer ses mouvements entre ce qu’il vit de réel et ce qu’il vit d’imaginaire avec les cambriolages. Le personnages s’égare seul dans sa propre création. Comme le dit si bien Cobb dans le film : « retirer pour montrer ce qu’il y avait ». C’est exactement le geste de Christopher Nolan dans sa mise en scène du mouvement et des corps, parce que l’espace devient une projection de la psyché humaine. MEMENTO en est le pur produit, où les scènes en noir&blanc dans la chambre de motel sont les mouvements abstraits et éclatés de Leonard quand il réfléchit seul, qu’il s’adresse à nous, ou qu’il parle à une personne mystérieuse au téléphone. Mais surtout, Leonard s’égare à cause de sa mémoire, devant recréer de nouveaux mouvements à chaque fois. Ainsi, pour parvenir à enclencher de nouveaux mouvements, il dissimule quelque peu sa chair avec tous ces tatouages. Mais cela ne l’empêche pas d’être perdu entre tous les lieux qu’il traverse, qu’il visite, où il fait des rencontres. Le protagoniste est pris dans une désorientation infinie, où le mouvement du corps (par ses rencontres et la dissimulation de sa chair) n’existe que pour décomposer le mouvement psychologique, où il est pris entre le réel et l’imaginaire, cherchant constamment la vérité.

Tel un mouvement obsédé par l’idéal, par un ailleurs. Presque un échappatoire, notamment pour Dormer (Al Pacino) dans INSOMNIA, qui vient se « réfugier » dans ce village d’Alaska pour fuir ses soucis personnels. Mais voilà, ce paysage semble bien trop dense pour réussir à se contenir. Et même si Dormer dissimule son corps et ses émotions derrière ces vêtements (tel le blouson noir en cuir et la chemise bien blanche accompagnée), cet espace naturel devient rapidement une torture psychologique et physique. Entre la réalité d’un flic qui s’est perdu intiment, et l’imaginaire d’un flic qui essaie d’être le héros d’une ville hantée par un récent meurtre, Dormer se dirige petit à petit vers son tombeau. Le film est un polar crépusculaire qui se déroule en plein jour, où le mouvement devient chaotique et vulnérable. L’obscurité est surement le maître mot dans la trilogie THE DARK KNIGHT, tant Christopher Nolan y livre une version très sombre du personnage. Dans les trois films, le cinéaste explore la question de la nuit à travers la violence, la folie, l’exubérance qu’elle peut apporter. Il aime énormément jouer sur les clair-obscur, sur le reflet de la lumière, sur la dualité visibilité/invisibilité. Grâce à cela, il crée une perte de repères pour tous ses personnages, qui se déplacent aux quatre coins de Gotham, entre les ruelles et tous ces buildings. Comme cette incroyable scène de la parade dans le deuxième volet de la trilogie, où le maire de Gotham est menacé, tandis que Gordon lève sa tête vers les hors-champ par crainte d’une perturbation, alors que Christopher Nolan place sa caméra à hauteur d’hommes (même lorsque les personnages se jettent au sol) pour capter cet affolement au mouvement qui s’enfonce. De plus, la vulnérabilité et le crépusculaire de la trilogie sont caractérisés par la dissimulation de la chair : le costume de Batman, les vêtements de la ligue des ombres, le maquillage et le costume du Joker, le sac à patates du Dr Crane, le masque de Bane, et les vêtements de Selina Kyle, etc.

La dissimulation de la chair peut également être plus subtile, plus métaphorique chez Christopher Nolan. Comme dans LE PRESTIGE, où elle s’effectue par la disparition du corps avec les outils & le matériel utilisés par les magiciens. Et évidemment sans dévoiler des clés de l’intrigue, la dissimulation de la chair s’effectue par certains twists, au détour de quelques subterfuges réalisés par les personnages. Une dissimulation qui provoque toujours une obsession des protagonistes pour l’espace scénique, cet espace qui représente leurs ambitions et leurs vies (l’imaginaire et le réel). Une manière pour le cinéaste d’évoquer la perte de repères émotionnels et affectifs pour les personnages, complètement absorbés par le mouvement qui se colle aux outils & matériels, mais qui s’éloigne de plus en plus de leur vie. Là où les magiciens font corps avec leurs outils de spectacle, les personnages de INCEPTION font corps avec les rêves. Embarqués dans ces créations de l’esprit, ils dissimulent leur corps (dans une voiture, dans un avion, dans un entrepôt abandonné, etc…) pour se projeter dans l’imaginaire. Le corps et l’esprit forment le réel des personnages, naviguant de façon improvisée et prudente dans l’imaginaire des mouvements rêvés. Il y a donc de quoi perdre ses repères, notamment lorsqu’on se retrouve à cinq en plein milieu d’un carrefour totalement vide, ou quand soudainement un train apparaît et perturbe les plans des personnages pour détruire tout sur son passage. Et même si le film manque un peu de consistance dans le traitement spatial du trauma intime, il y a tout de même cette architecture extravagante des rêves et des limbes, où les mouvements s’abandonnent à l’errance douloureuse des émotions.

Une grande distance avec les émotions et avec l’intime, qui se déploie largement sous forme d’épopée dans INTERSTELLAR, où les personnages vont se perdre au fin fond de l’univers. Avec leurs corps dissimulés dans les combinaisons de cosmonautes, ces personnages voyagent dans l’inconnu total. Dans cet espace astronomique, tout est objet de découverte, sans aucun repère au préalable, reposant sur des suppositions et des calculs le temps de scènes de dialogues très littérales et explicatives. Une manière pour Christopher Nolan de superposer le réel scientifique avec l’imaginaire science-fiction dans lequel s’engloutissent les personnages. Un mouvement fait de nombreuses ellipses, toutes plus belles les unes que les autres, où la création et l’ailleurs sont une quête impossible de l’au-delà & de l’intime. Revenant toujours au mouvement tragique et douloureux de l’imperfection humaine, le film est en soi une exploration sensorielle & émotionnelle de l’égarement du mouvement intime. Les soldats de DUNKERQUE ne sont pas loin de vivre la même expérience, tant ils sont perdus sur cette plage et dans cette eau qui s’apprête à les engloutir corps & âme. Alors que les mouvements de guerre n’ont pas suffit face à la puissance de l’ennemi, ce retranchement forcé et dangereux sur la plage est un entre-deux. Celui qui attend le mouvement pour retourner vers l’émotion de l’intime, pour s’éloigner de cet égarement sensoriel et suffocant dissimulé sous les vêtements caractéristiques du soldat. Parce que la guerre est une pure création humaine, alors ces soldats sont coincés et perdus dans cet ailleurs impossible.

DUNKERQUE – 2017

Ce n’est donc pas innocent de parler de LAWRENCE D’ARABIE quand on évoque Christopher Nolan, parce que les deux travaillent la notion de l’ailleurs dans la mise en scène du mouvement et des espaces. Si le mouvement (et les corps) sont autant voués à souffrir et à disparaître dans la mise en scène de Nolan, c’est parce que le cinéaste a clairement montré qu’il adore les grands paysages. Telles les dunes et le désert filmés par David Lean, Christopher Nolan n’hésite jamais à ouvrir ses cadres pour saisir toute la beauté immense des paysages, et comment ils ont un impact direct sur les corps et ses mouvements. Une manière d’utiliser le cadre pour aller explorer les paysages, y capter la source de toutes les sensations, pour y trouver la pureté des émotions humaines. Christopher Nolan engloutit ses mouvements pour que les espaces soient des personnages à part entière, et que ses thèmes fétiches soient l’essence d’un affect humain.