Grande surprise de l’année 2015, LE FILS DE SAUL est resté dans les esprits et a consacré son auteur Laszlo Nemes comme l’un des cinéastes les plus prometteurs, alors qu’il s’agissait seulement de son premier long-métrage. Une surprise qui va évidemment avec maintenant l’attente de son deuxième long-métrage, SUNSET. Une chose est certaine, le style esthétique de Laszlo Nemes est désormais reconnaissable, on peut identifier le cinéaste rien qu’en voyant quelques images du film. Dans la continuité de LE FILS DE SAUL, SUNSET est une fresque historique qui se consacre entièrement à l’intimité d’un personnage. Encore une fois, Laszlo Nemes confirme qu’il a compris que le meilleur moyen de raconter la Grande Histoire, est de conter la petite histoire qui se joue à l’intérieur. On ne le dira jamais assez, mais se focaliser sur la Grande Histoire provoque trop souvent un récital factuel des bouquins historiques. Alors qu’avec l’histoire filmique au sein de l’histoire historique, il y a davantage de concret, il y a la possibilité de capter une ambiance plus complexe et plus intense. Le cinéma de Laszlo Nemes se base sur cela, il dessine les traits d’une Grande Histoire en accompagnant le voyage d’une individualité mise à l’épreuve.
UN BALLET SUFFOCANT
Un accompagnement qui ne transforme jamais en pur témoignage d’une époque, ni d’un témoignage d’une intimité perturbée. Laszlo Nemes, comme dans LE FILS DE SAUL, crée sa mise en scène autour de son personnage principal. Iris, comme Saul, sont les centres des mise en scène. Tout part d’Iris, et toute la mise en scène vient vers elle et gravite autour d’elle. Iris n’est pas simplement un conducteur pour le/la spectateur-rice au sein de cette ambiance anxiogène et violente. Iris est une sorte de chorégraphe, mais aussi un point de chute. Tout le récit, toute la mise en scène et surtout toute l’ambiance se dessine par les mouvements d’Iris à travers de nombreux espaces. Dans LE FILS DE SAUL, le protagoniste naviguait dans des espaces avec une ambiance déjà présente à son arrivée. Tandis que dans SUNSET, l’ambiance et le contexte violent sont en sommeil au début du film, ce sont les mouvements d’Iris qui créent l’intensité du film. Comme le tout dernier plan qui a toute sa place et tellement logique dans l’évolution d’Iris, la mise en scène est un vrai ballet des corps. Un ballet où les corps des personnages sont destinés à se confronter à la violence, un ballet où le mouvement est destiné à devenir de plus en plus chaotique et cruel.
Parce qu’au fond, c’est Iris qui – par sa présence dans chaque espace – apporte la mort. Elle essaie tant bien que mal de l’empêcher, mais sa présence est toujours synonyme de violence et de mort. Même elle, filmée comme une belle jeune femme qui revient dans un commerce élégant, finit par voir son corps abîmé et ses vêtements déchirés. Une figure tendre au sein d’une déchirure sociale violente, voilà ce que met en scène Laszlo Nemes. Mais les corps ne sont pas les seuls à être mis en scène, le paysage environnant et chaque espace sont mis en scène. Jamais dans l’errance, surtout pas dans la déambulation, Laszlo Nemes voit les espaces comme des abîmes qui attirent les corps. Des espaces qui les attirent mais qui les soumettent à la cruauté, à la sauvagerie, et aussi à une forme de piège permanent. Chaque espace devient de plus en plus suffocant, tant qu’ils sont faussement élégants (comme une illusion) ou qu’ils sont terriblement sombres et isolés. Avec le mouvement permanent dans la mise en scène des personnages, Laszlo Nemes fait découvrir et traverser les espaces, pour les mettre en miroir. En quelque sorte, aucun espace ne vaut mieux qu’un autre. Ils sont tous la confirmation qu’une cruauté règne depuis longtemps, une cruauté qui s’est installée et qui prépare le chaos de la guerre à venir. En découvrant et traversant tous ces espaces, le miroir entre eux est également l’idée d’un film de fantômes. Ceux du passé, qui semblent influencer les mouvements d’Iris, où se confrontent la conscience du chaos et l’inconscience d’une fatalité.
SORTIR DU NOIR
Tout ceci est dans le cadre de Laszlo Nemes. En ne choisissant que des plans serrés et des gros plans, le cinéaste sait qu’il crée une forme d’immersion et un accompagnement du visage d’Iris. Il faut cependant se dire que SUNSET n’a pas vocation à créer de l’empathie, le cinéma de Laszlo Nemes a vocation (parmi d’autres gestes fascinants) à faire vivre une expérience formelle au sein d’une ambiance. C’est pour cela que la mise en scène part et gravite autour d’Iris. Le cadre se colle à elle comme le sont deux frères ou deux soeurs siamois. Le cadre et Iris ne sont qu’une seule entité, dans un mouvement permanent. En se collant à Iris, comme il se collait à Saul, le cadre de Laszlo Nemes crée une situation où les fantômes du passé existent. Mais crée surtout une situation où la caméra s’accroche à la tendresse, à la nuance et à la beauté au sein d’une ambiance chaotique et sombre. Laszlo Nemes n’est pas intéressé par le noir. Pour citer le titre du livre magnifique de Georges Didi-Huberman sur LE FILS DE SAUL, le cinéaste nous fait « sortir du noir ». Dans son esthétique, le cinéaste tient à faire ressortir la beauté de la tristesse, la délicatesse de ce qui reste d’une tendresse, et la détermination à ne pas accepter la violence. S’accrocher au visage d’Iris, c’est permettre au/à la spectateur-rice de réussir à respirer au sein d’un paysage suffocant.
Sortir du noir, donc, mais bien sûr tout en couleurs. Même si la couleur noire est bien présente, et le marron foncé aussi, dans la plupart des espaces (et même dans le tout premier plan, qui implicitement dit beaucoup avec ce chapeau noir au voile noir – se connectant automatiquement à la fin avec le dernier plan). Mais surtout, des couleurs à tons vifs et lumineuses qui sortent du chaos et du noir par la présence de la lumière. Bien que le film contienne une longue séquence de nuit avec des couleurs très sombres, le focus est toujours sur Iris et sa manière de se distinguer de la violence. Parce que finalement, la photographie de SUNSET fait l’état d’un crépuscule, annonçant le futur chaos et la violence d’une guerre mondiale ravageuse et sauvage. Une manière de mettre en couleurs et en lumière une épreuve où subsistent les derniers rayons de soleil. Au sein de cette obscurité ambiante, SUNSET est presque dans le surréalisme, telle une abstraction radicale qui se détache partiellement d’une réalité que l’on tente de rejeter. Comme si Laszlo Nemes met en image ce moment où l’on tente de se réveiller d’un cauchemar qui nous hante. On pourrait donc voir l’esthétique de SUNSET comme un onirisme, celui d’une époque tourmentée où l’élégance et le calme font petit à petit place à la sensorialité d’un silence ravageur. Comme le dit si bien l’un des personnages du film : « l’horreur se cache toujours les plus belles choses ».
On ne peut pas parler de l’esthétique de Laszlo Nemes sans parler du flou, un des éléments qu’on reconnaît tout de suite chez le cinéaste. Le flou a deux vocations chez le cinéaste. La première est de s’accorder à la beauté de la tristesse, à la détermination et à ce qui reste de la tendresse. Le flou permet au cinéaste de se concentrer sur l’intime, sur les sensations et les émotions de sa protagoniste Iris. Avec le flou, ce n’est pas l’empathie qui se crée, mais une façon de respirer et d’éviter de se prendre l’horreur de l’horizon en plein visage. Parce qu’à la veille de la guerre mondiale, nous savons ce qui attend Iris et les autres personnages dans l’horizon. Or, SUNSET se focalise sur le présent, sur cette tentative de sortir du noir. Il faut donc laisser la cruauté et la violence dans l’arrière-plan, essayer qu’elle ne s’empare pas de l’intimité. C’est là qu’intervient la seconde vocation du flou chez Laszlo Nemes : le flou comme la distance nécessaire entre l’histoire filmique et l’histoire historique. Ce flou qui permet au cinéaste de développer et se concentrer sur le mouvement et l’histoire d’Iris, plutôt que de chercher à dessiner grossièrement une réalité historique. Une distance indispensable pour sortir du noir. En créant ce flou et ces quelques brumes dans la longue séquence de nuit, Laszlo Nemes veut créer un échappatoire éphémère à l’obscurité de l’ambiance. Mais évidemment, cela ne peut pas durer : faire face à la vérité dans la séquence de nuit, ou vivre la fatalité dans le plan-séquence final, sont les paradoxes qui font de SUNSET une oeuvre fascinante car elle s’accroche à des émotions.
L’ART DE VOIR
S’accrocher pour éviter d’être dans les automatismes inutiles, où une structure narrative ordinaire aurait pollué une esthétique puissante. Une structure qui serait le développement d’une dramaturgie aux soubresauts permanents. Mais non, Laszlo Nemes dévoile tout et préfère s’accrocher à ce qui reste de beau. Ainsi, SUNSET n’est jamais dans l’exposition d’une forme ou d’une ambiance (parce qu’il s’agit avant tout d’un film d’ambiance), SUNSET crée l’immersion dans un environnement plutôt que d’en faire une description basique. Vivre l’ambiance en essayant d’y respirer, plutôt que de simplement le voir et en être bouleversé. Si le récit est autant secondaire, c’est qu’il appartient au flou avec l’histoire historique. Ce qui adhère à une idée du cinéma : plutôt que développer un propos, Laszlo Nemes se concentre sur l’art de voir. SUNSET n’est pas un film, c’est du cinéma à chaque plan, à chaque instant.
SUNSET
Réalisé par Laszlo Nemes
Scénario de Laszlo Nemes, Clara Royer, Matthieu Taponier
Avec Juli Jakab, Urs Rechn, Vlad Ivanov, Bjorn Freiberg, Judit Bardos, Levente Molnar, Evelin Dobos, Susanne Wuest, Janos Kulka, Marcin Czarnik, Mihaly Kormos, Sandor Zsoter, Christian Harting, Aron Oze
Hongrie, France
2h22
20 Mars 2019