En 2015, Nabil Ayouch a bousculé toute attente avec son électrisant film MUCH LOVED, plein de rage et de sensibilité. Le cinéaste poursuit son regard sur la société marocaine moderne avec RAZZIA. A la manière de Kleber Mendonça Filho dans LES BRUITS DE RECIFE (2014), le film dessine le portrait d’une ville à travers l’intimité d’une poignée de personnages sans lien particulier. Les deux films se présentent comme des fresques, où le public et le privé se mêlent : le montage alterne constamment entre cinq intimités et l’universalité. Les thèmes de RAZZIA sont (grossièrement) la liberté et le rêve opposés au frein sociétal et politique. Nabil Ayouch affirme alors la direction de son cinéma : exploration politico-sociale pour développer un plaidoyer politique et humaniste, avec mélancolie et colère. Pour cela, en passant de l’intimité au public, le film passe aisément du froid (de la rue) au chaud (du personnel).
Parce que les personnages sont filmés chez eux comme dans la rue, une sorte de chronique quotidienne pour eux. C’est la mise en scène de Nabil Ayouch qui crée la confrontation entre public et privé. Quand Maryam Touzani marche sur un trottoir habillé d’une robe blanche, la caméra la place au centre du cadre et temporise son rythme : sa liberté de se vêtir se voit dénoncée par un passant, trouvant la robe obscène. Nabil Ayouch ne juge aucun des deux, il laisse filer le passant sans une seule réponse, puis Maryam Touzani continue d’avancer. La mise en scène du cinéaste fait preuve de beaucoup de tendresse et d’optimisme, alors que l’étau se resserre. Avec une superbe scène chantée sous les airs de « We are the champions » de Queen, et avec des plans plus courts, le cinéaste exprime l’urgence / le danger qui grossissent petit à petit.
L’étau se resserre parce que les troubles ne peuvent être résolus, donc Nabil Ayouch cherche l’espoir à travers la variété de portraits. Toutefois, ils ont tous un point commun : la poésie esthétique du rêve. Constamment en mouvements, les personnages déambulent et offrent leur corps au plaisir. Mais surtout, les images font toujours en sorte que les corps dominent l’espace, qu’ils ne passent pas invisibles. Avec sa caméra, le cinéaste donne une chance à ses personnages. Et dans chaque instant de défoulement des corps, l’esthétique semble créer un autre univers. Plus rien de la société marocaine n’existe autour des corps, ils se déplacent dans leur rêve, avant d’être repris ensuite par la réalité.
C’est également une esthétique électrifiante, notamment par les nombreuses atmosphères créées. Qu’on ne se trompe pas, chaque personnage a sa propre ambiance, son propre ton. Chacune a ses propres caractéristiques, mais elles sont toutes alarmantes. Le cinéaste réussit à exprimer à l’image les désirs des personnages. Dans la nuit par une rue vide, en gros plan pour profiter intiment de l’air frais de la mer, en voiture pour enfermer un plaisir coupable, seul sur scène pour exprimer un sentiment, etc… Autant de moments qui sont les conséquences d’ambiances qui s’installent petit à petit avec l’urgence. L’esthétique est électrifiante car elle est nuancée selon les rêves et parce qu’elle évolue avec les personnages. L’esthétique de l’intime prend de plus en plus de place au montage, par rapport à l’esthétique du public, pour tendre vers le moment de l’affirmation personnelle.
Nabil Ayouch arrive à séparer esthétiquement le privé du public, mais il réussit tout de même à électrifier les deux. Il suffit de voir ces scènes de manifestations et de barrage routier, pleines de tension, avec la caméra fixe qui laisse faire la violence. En parallèle, le cadre intime est beaucoup plus dans la chaleur humaine, dans la tendresse. Alors que le public est cadré en plans larges et moyens, l’intimité et les rêves sont cadrés dans des plans serrés (jusqu’à aller au gros plan). Dans le privé, le film tient à ce que le-la spectateur-rice accompagne les personnages dans leur isolement. Animés par leurs désirs, les personnages sont en plein dans le romanesque, où leurs attitudes ne correspondent qu’à une seule temporalité : celle de leurs rêves. Ainsi, RAZZIA est un film où le temps est suspendu (voir la chronologie entre l’événement de 1982 et les événements modernes) avant que tout n’éclate à la fin. C’est un croisement de chemins distincts, qui se dirigent pourtant tous vers le même endroit : la lutte finale. Mais avant cela, il faut prendre le temps de rêver et de ne pas perdre espoir, de s’écarter de la temporalité publique, afin de déclencher sa propre temporalité privée.
RAZZIA
Réalisé par : Nabil Ayouch
Casting : Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdelilah Rachid, Dounia Binebine, Amine Ennaji, Abdellah Didane, Mohamed Zarrouk, Nezha Tebbaai, Maha Boukhari, Younes Bouab
Pays : France, Maroc
Durée : 1h59
Sortie française : 14 Mars 2018