Adolescentes, de Sébastien Lifshitz

Après plusieurs fictions et surtout les documentaires LA TRAVERSÉE (2001) et LES INVISIBLES (2012), Sébastien Lifshitz revient avec un nouveau projet ambitieux. Pendant cinq ans, le cinéaste a suivi Emma et Anaïs durant leur adolescence jusqu’à leur majorité. Du collège jusque la fin du lycée, le cinéaste capture des moments dans le quotidien des deux adolescentes : aussi bien au sein de leur famille, dans les études qu’à l’extérieur avec leurs ami-e-s. Parce que Emma et Anaïs sont meilleures amies, et inséparables. Même si elles grandissent dans des milieux sociaux très différents, elles sont très proches. Mais tout va les opposer, constamment. Alors qu’elles grandissent petit à petit vers l’âge adulte, et que leurs chemins se dessinent de plus en plus, le film explore l’évolution de leur intimité et de leur amitié. Une manière pour Sébastien Lifshitz de dresser un portrait de la France contemporaine. A la manière de Raymond Depardon dans ce voyage en pleine France rurale à la rencontre frontale avec les gens, et même à la manière de Frederick Wiseman ou Nicolas Philibert dans l’effacement total de soi pour laisser les personnes s’exprimer dans les images (sans aucun regard qui croise la caméra, sans aucune interview), Sébastien Lifshitz nous livre une expérience de cinéma totale.

Dès le début, ADOLESCENTES capte une fracture dans la communication entre les parents et les adolescentes, qui se poursuit tout au long du film. En étant toujours près d’Emma et d’Anaïs, la caméra montre cette distance avec le monde adulte qui tend à leur forger des règles et des attitudes. Même lorsque le cinéaste filme au sein des études, il se fait ressentir une distance avec l’apprentissage. Comme si les adolescentes, mais aussi tous les élèves qui les entourent et dont les regards semblent perdus, sont en plein anachronisme avec une époque qui a du mal à évoluer. Ce changement est donc le leur, au moment où elles grandissent. Le documentaire peut se voir comme un éveil des consciences et des désir progressifs, qui inconsciemment connecte morceau par morceau l’univers adolescent avec l’univers adulte. Sébastien Lifshitz capte ni plus ni moins que la manière dont un être se construit depuis l’adolescence, en fonction du temps, des événements à portée nationale, et de leur environnement de vie. C’est l’objectif même du montage : avec un film durant 130 minutes, les 5 années passent relativement vite ; mais ce sont des morceaux d’un puzzle, qui s’assemblement petit à petit, pour conter la complexité d’une construction intime.

Il ne faut donc pas être surpris par les nombreuses ellipses, aussi grandes qu’elles peuvent être. Parce que le mouvement de construction intime ne se bâtit pas en peu de temps. C’est le bout d’un long chemin, qu’il faut traverser dans le temps, aussi joyeux et tragique qu’il peut être. C’est ainsi que les personnalités d’Emma et Anaïs prennent forme et évoluent en fonction de plusieurs mouvements, distillés ici et là durant leurs études entre le collège et le départ pour les études supérieures. Mais une construction qui dépend également de l’espace de départ. Le chemin n’est évidemment pas le même pour les deux meilleures amies, parce qu’elles ne viennent pas du même milieu social. Même si leurs chemins se croisent à plusieurs reprises, leur point de départ n’est pas le même. ADOLESCENTES fonctionne alors en miroir : il y a un temps pour la construction d’Emma, et un temps pour la construction d’Anaïs, puis un temps pour le croisement des deux. C’est en cela que le documentaire est déjà très beau, car la construction suit le même schéma formel, mais le contenu est très différent.

Le documentaire ne manque pas de poésie, par toute la bienveillance de l’approche frontale mais discrète de Sébastien Lifshitz. Entre toutes les premières sensations, les découvertes et l’apprentissage, Emma et Anaïs continuent de rêver tout le temps. Peu importe ce à quoi elles doivent faire face. La caméra le montre en faisant corps avec les morceaux d’intimité captés. Très proche des deux adolescentes, le cadre ne laisse rien au hasard et accompagne les corps et les regards, en prenant soin de ne jamais juger et toujours respecter chaque attitude et parole. Le regard du cinéaste est dans la distance, le cadre est attentif et accroché aux personnes, pour que le montage fonctionne comme un écho de l’éclosion intime des adolescentes. La construction du film (vers son final) est calquée sur la construction des adolescentes. La caméra se livre totalement aux corps et aux esprits, tout comme elle se fond dans le décor. Pendant que la caméra représente la patience et regarde le temps qui passe, il se crée la révélation de deux adolescentes qui sont l’essence même de la narration.

ADOLESCENTES devient donc un roman initiatique et sociologique, comme le sont les meilleurs romans français classiques, où l’imaginaire d’Emma et d’Anaïs rencontre brutalement la réalité qui les entoure. Au-delà du miroir entre les deux meilleures amies, et au-delà de cette présence effacée mais qui dure, Sébastien Lifshitz capte cette façon qu’ont l’imaginaire et la réalité de se confronter l’un à l’autre. Avec une caméra qui fait corps et accompagne les deux adolescentes, le cadre est toujours une projection silencieuse mais organique de leur imaginaire. Cependant, cet imaginaire est toujours rattrapé par la réalité qui les entoure, qu’elle soit intime (la famille, les études, les amitiés qui s’écartent) ou collective (rapport aux événements nationaux). Comme si la réalité du hors-champ n’a de cesse de les rattraper et de les soumettre à une construction parfois contrariée. Leurs imaginaires et leurs chemins doivent donc se construire avec l’écho de la réalité. C’est pour cela que le hors-champ est constamment dans la dualité entre l’angoisse et les rêves.

Sébastien Lifshitz capte ce vertige de l’adolescence, entre les moments d’imaginaire innocent et les moments de construction vers la vie adulte. C’est le vertige de la transformation intime, d’une route obligatoire vers l’avenir. On en revient même aux ellipses, qui ont également la fonction de montrer la distance temporelle entre le passé et le présent si éphémère. Une distance où les séquences du passé (dans le film) et les événements du passé des adolescentes (leur propre vie) disparaît petit à petit, et dont il est impossible de se raccrocher autrement que par le souvenir. Comme dans la séquence finale pleine d’émotions pures et simples, ADOLESCENTES saisit brillamment la fatalité du changement, de devoir avancer en essayant d’y laisser l’empreinte de son imaginaire et de sa personnalité. La caméra de Sébastien Lifshitz nous offre une vraie fable moderne aussi généreuse que bienveillante, et une éclosion intime aussi touchante que vibrante. Un pur moment de poésie humaine, ou même plusieurs moments de poésie humaine.


ADOLESCENTES ; Film de Sébastien Lifshitz ; France ; 2h10 ; Distribué par Ad Vitam ; 9 Septembre 2020.