L’angle mort

Petit à petit, le cinéma de genre, et plus particulièrement le fantastique, prend ses marques dans le cinéma français. Rien qu’en 2019, nous avons eu le droit à ZOMBI CHILD de Bertrand Bonello, ATLANTIQUE de Mati Diop, VIF-ARGENT de Stéphane Batut, BÊTES BLONDES de Maxime Matray & Alexia Walther, d’une certaine façon L’HEURE DE LA SORTIE de Sébastien Marnier, YVES de Benoît Forgeard. Avec L’ANGLE MORT, nous sommes pas loin d’un intérêt sur le film de fantômes, un peu comme les films de Mati Diop et de Stéphane Batut. Ce n’est pas un film de possession, ni un film cauchemardesque, ni une fantaisie absurde. L’ANGLE MORT est dans la manifestation, dans la frontière entre voir et percevoir. Jean-Christophe Folly y interprète Dominick, un emballeur de guitares qui a la capacité de se rendre invisible. Dans VIF-ARGENT, le protagoniste découvrait sa manifestation fantomatique. Dans le film de Bernard & Trividic, Dominick connaît déjà sa capacité, mais il s’agit de la direction inverse, où celle-ci commence à dysfonctionner / à disparaître.

Cependant, le duo de cinéastes ne font pas un film de genre, car ils se saisissent du fantastique pour qu’il serve un propos social et politique. L’ANGLE MORT s’approprie la dimension fantastique de l’invisibilité pour parler d’existence et d’incarnation des corps. Le film nous montre beaucoup comment la société contemporaine préfère désormais regarder les téléphones, baisser les yeux, regarder dans le vide, etc… et ainsi pousse à marginaliser (ne pas regarder) certaines personnes. Dans le film, la nudité devient une forme de dématérialisation du corps, où la simple différence provoque une angoisse dans le regard d’autrui. Quand il est visible, le corps se confond dans la masse de personnes qui l’entourent. Et quand le corps est en nudité frontale, qu’il fait paraître l’état unique d’une identité individuelle, il cesse d’exister. Les seuls regards et intérêts portés à Dominick (personnage à la couleur de peau noire ) sont des personnages qui peuvent se reconnaître en lui : son ami d’enfance qui possède la même capacité d’invisibilité, et les deux gérant-e-s de l’épicerie aux origines chinoises. L’ANGLE MORT parle concrètement des difficultés d’appartenir à une minorité dans la France d’aujourd’hui.

Le principe esthétique du film consiste à s’interroger sur plusieurs capacités : celle de voir, de percevoir, de savoir et de pouvoir. Voir les corps, percevoir la présence, savoir ce qui caractérise une personne d’une autre, et pouvoir communiquer avec autrui. Dans tout cela, on y retrouve plusieurs formes de mise en scène : la manifestation du corps créant un trouble dans l’atmosphère, la dissimulation du corps au sein de plusieurs mouvements variés, l’adaptation du corps par rapport à la cécité, la discrétion du voyeurisme, etc. Pour soutenir cette mise en scène de la perception, Bernard & Trividic adoptent une esthétique qui se construit autour de la lumière. Avec des lumières toujours vives, le film caractérise l’angoisse / le doute / l’apparition. Mais il n’y a pas que des lumières vives, car celles-ci sont dissimulées et ne se projettent jamais dans tout le cadre : L’ANGLE MORT possède de nombreuses ombres, de nombreux coins d’obscurité. Avec la pluie qui s’abat, la présence la foule qui ne laisse apparaître que les visages, la hauteur de l’appartement, le job localisé en sous-sol, le film s’accorde sur une ambiance assez glauque et un ton souvent malheureux / désespéré.

Avec ces lumières vives et ces nombreuses obscurités, l’esthétique évoque quelque chose de l’ordre de la fatalité, comme des maux éternels de la société. Même lorsque le corps de Dominick est invisible dans sa nudité, sa dématérialisation n’affecte que la manifestation et non son esprit. L’angoisse existe toujours, lorsqu’un chien est proche de sentir le corps nu, ou lorsqu’un téléphone peut créer la surprise. Dominick trouve donc toujours un espace où se cacher, où créer le silence, où il évite d’entrer en contact physique avec autrui. Même lorsqu’il y a de l’espace, la dématérialisation de son corps le pousse à raser les murs, à adopter un mouvement lent. Grande idée de mise en scène donc, car dans la fatalité et dans le désespoir, L’ANGLE MORT ramène ces personnages invisibles dans la perception de la caméra. Le geste de cinéma de Bernard & Trividic ici est simple mais terriblement beau : décaler le hors-champ, pour l’inverser avec le champ du cadre, afin que les personnages invisibles entrent dans le cadre. Effacer le visible pour s’immiscer dans le noir, pour permettre un petit espace de perception à l’invisible, avec la bienveillance de l’amour.


L’ANGLE MORT
Réalisation et Scénario Patrick-Mario Bernard, Pierre Trividic
Casting Jean-Christophe Folly, Isabelle Carré, Golshifteh Farahani, Sami Ameziane, Claudia Tagbo
Pays France
Durée 1h44
Sortie 16 Octobre 2019

3.5 / 5