Ema, de Pablo Larrain

Huitième long-métrage du cinéaste chilien Pablo Larrain, qui s’écarte cette fois des visages politiques qui ont composé ses derniers films (Jackie Kennedy, Pablo Neruda, Pinochet par trois fois). EMA est éloigné du cinéma politique auquel le cinéaste nous avait habitué. Ici, il nous est conté le récit d’Ema, danseuse mariée à un chorégraphe renommé et ayant un rôle dans son spectacle. La jeune femme est troublée depuis que son adoption du jeune garçon Polo a pris une tournure radicale. Pablo Larrain explore les conséquences de cette adoption ratée, comme si toute l’histoire vécue entre le couple et le garçon n’existait que dans l’imaginaire informel. Comme si tout ce passé avait brûlé, et qu’il ne reste plus qu’à trouver du réconfort dans les cendres qui restent. Le feu est une grande partie du film, aussi bien dans son utilisation par la protagoniste, que dans l’ambiance suffocante entre plusieurs personnages, voire même dans la couleur des cheveux d’Ema. Pablo Larrain nous propulse dès les premières images, et jusqu’aux dernières, dans une sensation de vulnérabilité mais aussi de manipulation. Ema est une figure douce, sensuelle, une certaine représentation de la jeunesse individualiste, libertaire, respectueuse et qui refuse que l’on lui impose son avenir. Mais Ema est également une figure de la nature humaine, dans ce qu’il y a de plus essentiel à toujours revenir à des bases émotionnelles (la famille, les enfants, la maternité, l’amour, etc).

EMA est incontestablement le portrait d’une femme comme figure d’une génération qui prend le pouvoir, qui crée un élan où les émotions et la colère se libèrent. En dehors des genres humains, en dehors des genres filmiques. Se refusant la dramaturgie traditionnelle comme Ema se refuse de se faire dicter une façon d’agir, repoussant toutes les habitudes culturelles et sociétales, le long-métrage s’empare de la liberté que s’arrache cette nouvelle génération. Ce qui donne même lieu à de mémorables et impressionnantes scènes de danses, que ce soit dans un décor scénique intérieur très coloré, ou dans des décors extérieurs vertigineux. Dans les deux cas, la figure d’Ema est comme un soleil rouge qui enflamme tout sur son passage, pour se libérer des chaînes de la société qui l’entoure et se révolter contre toute injustice et conformité. Pablo Larrain ne fait donc que traduire son propre vertige face à cette nouvelle génération, bien décidée à en découdre, et qui n’attendra pas son heure pour s’imposer. Le cinéaste emploie alors une esthétique coup de poing, pas forcément agressive, mais qui ne peut pas laisser indifférent-e. Une esthétique fabriquée pour se calquer aux attitudes et à l’humeur d’Ema, à son énergie et ses désirs les plus profonds.

Le long-métrage est très proche des formes employées par le cinéaste dans NERUDA et JACKIE (tous deux sortis en 2016), où la narration traditionnelle est disloquée pour se livrer totalement à une expérience esthétique. En évitant avec logique et force l’accablement que pourrait s’infliger la protagoniste, le film montre ce côté fougueux de la jeune femme. Pablo Larrain est moins intéressé par la thérapie personnelle d’Ema, que par la conversion de ceci en pulsions et passions. EMA est un grand voyage aussi bien physique que psychologique pour sa protagoniste. La photographie chaleureuse et fulgurante, tout comme le cadre très proche des visages, font partie de ce montage qui fonctionne comme une projection mentale permanente. Voir le film est comme entrer dans la tête d’Ema, pour finalement se faire rejeter brutalement par un revirement subtil et étonnant. Le cadre crée cette immersion mentale en captant une opposition entre la force et la fragilité, et crée cette immersion physique entre le rapprochement et l’éloignement des corps. Une projection désordonnée qui a pour but de mélanger les tons, les ressentis des spectateur-rice-s, et de suivre Ema tout en lui laissant une part de mystère. Le film, et surtout le montage, propose une mise en scène de l’esprit de la protagoniste. Pablo Larrain ne met pas en scène un récit, ni des corps, mais il construit son film grâce aux images que produit Ema dans son rapport à son environnement.

À tous ceux et toutes celles qui cherchent à entrer en empathie avec les protagonistes d’un film, EMA possède tout ce qu’il faut dans son montage. Car il s’agit effectivement de s’approcher tout ce qui est réel (la famille, l’adoption, l’amour, la maternité, etc) par le prisme de l’imaginaire dans lequel s’embarque Ema. Tout au long du film, Pablo Larrain poursuit le chemin créé par sa protagoniste, si bien que le ton du film se compose de nombreuses ruptures, mais toujours en accompagnant Ema dans ses voyages intimes. Elle est le centre de gravité de la mise en scène et du montage, brillamment interprétée par Mariana Di Girolamo qui incarne la complexité de sa protagoniste, tout en gardant une présence dans la distance. Le montage propulse les rêves et les cauchemars d’Ema dans les images, mais aussi dans sa réalité quotidienne qu’elle doit affronter. Et souvent, le langage cinématographique prouve que les images peuvent être bien plus significatives que de simples mots dans un scénario. Ainsi, Pablo Larrain embarque sa caméra dans une mélancolie quotidienne où Ema cherche chaque moment qui puisse définir sa liberté et sa raison d’être. Grâce à ce dispositif, Ema permet au film de construire des personnages secondaires très solides et en constante connexion avec la protagoniste. La mise en scène de Pablo Larrain est faite de mouvements d’élans, ceux qui se caractérisent par la ferme intention d’un personnage d’exprimer une émotion instantanée, de se livrer entièrement à une sensation et à une émotion sans la moindre limite.

Cette projection dans les images est une façon pour Pablo Larrain de créer une opposition entre le temps et la mort. Alors qu’une narration et un montage plus classique auraient montré une protagoniste accablée, en plein trauma avec un corps vidé de toute substance, le cinéaste propose ici de refuser toute emprise de la mort et de son emprise sur la psychologie. En brouillant toute temporalité et privilégiant le voyage au sein de la tête d’Ema, le film élève l’image (au sens imaginaire) pour suspendre toute vitalité au rang de l’essentiel. La radicalité du montage permet alors de sonder ce qu’il reste des émotions, afin de sauver l’être par le désir. Mais surtout, en refusant la décomposition agonisante d’une vie après l’adoption ratée, les images et Ema cherchent à créer une nouvelle flamme, à redéfinir l’appréhension du quotidien, à se protéger de la mort en envoûtant chaque espace. Dans une photographie expressionniste évidente (avec la projection psychologique d’Ema), les espaces sont à la fois la nécessité d’être la possibilité de s’exprimer sans limite (le cadre s’ouvre complètement sur les espaces, offrant tout un champ d’expression pour la danse, les regards et la parole) et sont aussi des isolements du réel où l’imaginaire y apporte sa poésie et son énergie brûlante. Cela dit, Pablo Larrain ne déforme pas l’espace réel ; la photographie expressionniste de l’imaginaire ne fait que renforcer la profondeur de sa composition. Finalement, l’imaginaire chez Pablo Larrain n’intègre rien au réel, la projection est justement un moyen de le révéler dans son état le plus brut.

Sans jamais être frontal, le long-métrage réussit pourtant à ne créer aucune distance entre nos yeux et l’image. D’abord, le cinéaste se dote d’une bande originale semblable aux battements du cœur d’Ema. La musique dans le film est semblable à une pulsion (ou à plusieurs), permettant de mettre en valeur la révélation d’un mouvement. Puis, EMA est composé d’un mix entre montage alternatif et montage parallèle (refusant la logique pour s’abandonner au ressenti), nous montrant que le langage cinématographique n’a pas de limite, que la fiction peut faire entrer autant d’imaginaire que possible. La fiction fonctionne donc comme un exutoire, qui ouvre les portes de l’imaginaire (l’amour, les fantasmes, la famille, la liberté) pour essayer de réparer le réel tout en le révélant. Autour des esprits et des corps ravagés, l’imaginaire est ce moyen de trouver de la poésie (la lumière) dans tout ce qu’il y a de plus sombre. La danse, très présente dans le film, donne notamment cet aspect très poétique, libérateur et cosmique à un récit sombre. L’union des corps est la raison même de rétablir des liens émotionnels. Parce que chaque personnage s’adonne finalement au fantasme, à l’imaginaire et à un voyage physique. Il y a une telle sensorialité dans la mise en scène et dans le cadre, que les personnages sont comme en transe, la plupart du temps.

Il ne fait aucun doute que Pablo Larrain a grandit son regard formel depuis quelques films. Pas loin de penser que EMA est son meilleur à cette date, il est déjà certain que le film est un point important dans la filmographie du cinéaste. Dans cette virtuosité formelle où le cadre et le montage sont les projections mentales d’Ema, le cinéaste se fait un plaisir fou d’exagérer la diversité des couleurs de ses décors. Alors que le réel dans lequel vit Ema est assez toxique et chaotique, la fiction créée par le long-métrage lui permet d’exorciser tout cela pour se livrer complètement à ses désirs et ses pulsions. EMA est un film vertigineux dans son montage, dans son rapprochement avec les corps, dans son voyage mental, ainsi que dans son rapport aux espaces : car le cinéaste crée une projection formelle qui n’est autre que le langage d’Ema qui choisit le mouvement plutôt que l’inertie. Une brillante manière pour Pablo Larrain de faire grandir son rapport à l’imaginaire, de permettre à celui-ci de s’affranchir de la surface radicale du réel pour l’explorer grâce à la subjectivité. Une expérience esthétique formidable, tel un film-transe qui se soumet complètement au vertige intime de sa protagoniste. EMA va encore plus loin que JACKIE, et ça donne irrésistiblement envie de voir ce que Pablo Larrain nous réserve ensuite.


EMA ;
Dirigé par Pablo Larrain ;
Scénario de Guillermo Calderon, Pablo Larrain, Alejandro Moreno ;
Avec Mariana Di Girolamo, Gael Garcia Bernal, Santiago Cabrera, Mariana Loyola, Catalina Saavedra, Paola Giannini ;
Chili ;
1h42 ;
Distribué par Potemkine Films ;
2 Septembre 2020