Emily Dickinson, a quiet passion

Le grand thème du personnage est l’indépendance spirituelle, de trouver la lumière qui la portera vers la considération individuelle, en dehors des conventions sociales qu’elle rejette. Mais pas à travers la religion, pourtant très présente dans le récit, mais dans l’art. Ce qui permet au film d’être soi-même une recherche de la catharsis. Rien de mieux que de convertir le rejet de l’extérieur de Dickinson, que d’explorer l’intimité de la maison familiale. Le refuge social, moral / sentimental s’exprime donc par un refuge géographique, physique. Du couvent jusqu’au cimetière, toute la vie d’Emily Dickinson est une souffrance mêlée de colère et de douceur. Cette passion silencieuse et intérieure se trouve dès la deuxième séquence, lorsque la famille est à l’opéra : les trois enfants sont dans un box séparé de leurs parents, mais seuls les enfants applaudissent.

Il y a donc une scission claire dans cette maison : quand Emily dit à son père « c’est votre maison » et qu’il lui répond « c’est notre foyer », il y a déjà la marque d’un grand écart entre les générations. Comme si Terence Davies prenait l’approche inverse de David Lean dans HEUREUX MORTELS (1944). Dans ce-dernier, ce sont les enfants qui s’en vont ailleurs et les parents qui restent prisonniers d’une époque révolue. Dans A QUIET PASSION, les parents et l’entourage viennent et s’en vont, alors que les enfants restent à jamais dans le foyer familial. Le rêve d’ailleurs est persistent dans cette jeunesse, mais chez David Lean il existe, pas chez Terence Davies. Comme cette ferme intention de n’utiliser que la lumière naturelle ou des bougies pour éclairer les pièces : c’est la lueur d’espoir de Florian Hoffmeister (directeur de la photo pour Davies) qui remplace le Technicolor plein d’excès de Ronald Neame (directeur de la photo pour Lean). Ce n’est donc pas les personnages qui s’enferment eux-mêmes, mais l’esthétique qui les entourent : la chorégraphie mise en scène reflète la laideur d’une société qui projette le sentiment d’abandon.

Terence Davies travaille alors sur le croisement des conflits : celui qui relie les questions sociales, les tensions familiales, les interrogations spirituelles et le féminisme. Dès le couvent, le féminisme est abordé à travers la religion, ce sera même un croisement permanent durant tout le film. Et comme dans ce couvent, les conflits ont une mise en scène propre. C’est là tout l’art de Terence Davies où les tensions sont traduites par des postures stables, dans des champs / contre-champs. Comme du tennis de table, où chacun se renvoie coup pour coup. Mais surtout, ce montage permet de saisir chaque point de vue pour développer toutes les raisons d’un mal-être. Parce que Terence Davies n’est pas dans l’élégance, il est dans la compassion. Les conflits résultent d’une recherche de la sincérité, puisque dans chaque scène et chaque plan s’y croise la fidélité et la tendresse d’Emily pour sa famille, avec l’enfermement qui la menace comme si elle avait déjà un pied dans la tombe.

Toutefois, Terence Davies ne tient pas à s’enfermer dans la tragédie pure. Même si tous ses plans sont constitués avec toute la cruauté infligée à la poétesse, le cinéaste nous livre tout un stock d’humour piquant. Telle une insolence qui vient provoquer les conventions dictées par la société, auxquelles la protagoniste refuse de se soumettre. Au-delà des vers mentionnés en voix-off, résonnant comme un esprit qui flotte et un imaginaire de libération personnel, l’art cinématographique de Terence Davies fait déborder la poésie vers son caractère intime. La plus grande force du film n’est pas l’esthétique, que certains vont juger seulement de beau décor (alors qu’ils reflètent surtout le combat perdu de la poétesse), mais bien l’actrice principale Cynthia Nixon. Dans un costume intelligent et vif, on y découvre que la poétesse est d’abord une femme. C’est là tout le point fort de Terence Davies, qui fait d’abord un film sur une femme, et non un biopic factuel / pédagogique.

Entre la douceur humaine dont fait preuve Terence Davies – qui ne fustige rien mais qui met tout à égalité par son cadre neutre – et la peine solitaire d’Emily Dickinson, il y a une musique du brisement / de la détresse. Il ne faut pas oublier que Emily Dickinson dit qu’elle possède de l’amertume, et qu’elle s’excuse à plusieurs reprises de son comportement. Comme s’il n’y avait que l’art dans lequel elle trouve toute la vraisemblance et la pureté des sensations. Voyons comment, quand la jeune Emily Dickinson, lorsqu’elle est de retour dans le foyer familial après son passage au couvent, se positionne devant la cheminée entre deux fenêtres qui la montrent en contre-jour : elle lève les bras horizontalement, et crie « enfin à la maison ». Elle pense à la libération, mais chaque nouveau plan du montage ne fera que la renfermer dans des contraintes.

Dans ce plan où sa joie sort pour l’unique fois, Terence Davies démontre toute sa passion pour la projection émotionnelle. C’est pour cela que les décors et les cadres s’allient pour créer une ambiance austère. Comme si chaque cadre, chaque plan, chaque morceau de décor et chaque morceau de musique sont travaillés pour essayer de toucher le rêve d’une envolée artistique. Mais tout art est limité par ses propres outils, comme le cinéma est limité par ses cadres. Terence Davies ne joue sur le hors-champ que lorsqu’il y a conflit dans un champ/contre-champ. Il faut voir comment il arrive à saisir la cruauté de la guerre Sécession, avec de simples photographies et une poésie en voix-over. Le débordement artistique est impossible car sinon le rêve d’ailleurs n’existerait pas, ce qui signifie que l’art n’est pas un témoin de la cruauté, mais une thérapie de la réalité.

EMILY DICKINSON, A QUIET PASSION écrit et réalisé par Terence Davies.
Avec Cynthia Nixon, Jennifer Ehle, Duncan Duff, Keith Carradine, Joanna Bacon, Jodhi May, Catherine Bailey, Emma Bell, Rose Williams, Benjamin Wainwright, Annette Badland, Noemie Schellens, Miles Richardson.
Royaume-Uni / 120 minutes / 3 Mai 2017.

3.5 / 5