Kaouther Ben Hania est une cinéaste engagée que l’on a surtout découverte avec le tourbillonnant LE CHALLAT DE TUNIS. Déjà dans ce film, il y avait les préoccupations de la cinéaste pour une souffrance vécue dans le réel. La cinéaste vient du documentaire, et ses deux films de fictions montrent que la frontière entre le réel et la fiction est souvent mince. Partout dans LE CHALLAT DE TUNIS et dans LA BELLE ET LA MEUTE, il y a un soucis d’authenticité. Caméra fixe ou à l’épaule, chapitrage explicite mais non titré, LA BELLE ET LA MEUTE se compose de fragments qui conduisent à l’immersion intime vis-à-vis de la protagoniste. La caméra est l’outil de soutien de la cinéaste, l’outil de proximité qui redonne une voix aux personnages féminins de Kaouther Ben Hania.
Dans l’intention de proximité, la cinéaste n’oublie pas la cruauté qu’elle dénonce. LA BELLE ET LA MEUTE a une mise en scène très différente de LE CHALLAT DE TUNIS. La protagoniste est enfermée dans une sorte de boucle interminable, elle est confrontée à plusieurs murs, tous deux exprimés par le plan-séquence. Ce dispositif considéré comme fragment du réel, est une manière de mettre en scène un temps instantané, de confronter la jeune femme au temps réel. Notamment celui de l’urgence. Ce dispositif est en place pour éviter le montage (à voir dans le sens positif), tout simplement parce que le montage implique la rupture, le contrôle et la sélection. Or ici, la protagoniste ne peut échapper aux événements, elle est piégée dans sa solitude. A l’intérieur même de ces plans-séquences, Mariam est isolée par la mise en scène. La souffrance qu’elle subit gravite autour d’elle, lui infligeant le temps et le plan-séquence. La jeune femme ne peut donc que compter sur elle-même pour en sortir.
C’est une manière de créer le rythme par le corps, par la mise en scène. Ainsi, Kaouther Ben Hania arrive à générer une tension que l’on retrouve dans le genre du thriller. Bien plus qu’un jeu de piste, la mise en scène se compose grâce au plan-séquence. L’esthétique est le moteur de l’ambiance. Une souffrance qui provient de la pression d’un corps sur un autre, de la manière de stopper le mouvement alors que la caméra prédisait un point d’ancrage, ou de pousser le corps de Mariam vers les extrémités du cadre pour bloquer toute possibilité. De plus, le thriller fonctionne également sur le temps, représenté ici sous la forme de l’urgence. Mais il s’agit d’une urgence confinée dans un temps restreint. Le récit ne dure que quelques heures, mais l’errance de la protagoniste développe la mise en scène sur la longueur.
Dans ces plans-séquences intenses, Mariam est comme une proie. Elle parcourt les rues, les couloirs, les pièces, voire plusieurs fois pour certaines espaces. Elle est le corps qui fuit les autres. Elle représente la vitalité et la dignité piégées dans les plans-séquences. Plus le film progresse, plus le récit tend vers la soirée puis la nuit. Même le film se termine sur un fondu signifiant la fin du calvaire et la liberté retrouvée, une grande partie du long-métrage est comme un cauchemar. Dans LA BELLE ET LA MEUTE, telle que l’indique le titre français, il y a la question de l’humanité qui est au centre. Sauf que le cauchemar de Mariam n’est pas un compte à rebours qui la fait exploser, mais qui la fait renaître. Dans cette photographie aux couleurs sombres avec peu de lumière et un sens du regard prédateur, le film utilise quelques codes du film d’horreur. Mais sans en être un, parce qu’il est davantage dans la chronologie inverse : le ton macabre dès le début, pour ensuite côtoyer la survie, avant d’arriver dans l’espoir.
Cet espoir est souvent retardé. Parce qu’au-delà d’être très cohérent et rigoureux esthétiquement, LA BELLE ET LA MEUTE a un sous-texte où Kaouther Ben Hania parle de banalisation du mal. Davantage un film sur les femmes et sur le diktat de l’institution, la cinéaste n’a pas choisi ses agresseurs au hasard. Le statut de Mariam change progressivement au film du récit. Quand elle s’aperçoit qu’elle ne peut obtenir justice (ce n’est pas un spoiler, c’est le résumé et l’intérêt du film), la jeune femme devient peu à peu une sorte de militante. Elle tend alors vers l’opposition face aux institutions qui l’entourent dans les plans-séquences. Ainsi, les plans-séquences montrent une violence grandissante autour d’elle, qui la rabaissent petit à petit, développant l’idée de la jeunesse qui lutte contre le chantage violent (celui qui utilise la sécurité comme moyen pour réduire les libertés). Même si les corps sont violents ou menacés, le film traite davantage d’une guerre psychologique dont il est impossible d’échapper.
LA BELLE ET LA MEUTE de Kaouther Ben Hania
Avec Mariam Al Ferjani, Ghanem Zrelli, Mohamed Akkari, Chedly Arfaoui, Anissa Daoud, Mourad Gharsalli, Noomen Hamda, Neder Ghouati
Pays d’origine : Tunisie, France
Durée : 1h40
Sortie française : 18 Octobre 2017