La radicalisation est un sujet compliqué quand il s’agit de l’intégrer dans une œuvre cinématographique. Le cinéma est une question de regards, et un film est une question de point de vue. Les images disent souvent beaucoup plus que le scénario même. Cependant, il y a comme une mode dans le cinéma francophone, où plusieur-e-s cinéastes se frottent au sujet de la radicalisation chez certain-e-s musulman-e-s. On pense alors au récent L’ADIEU À LA NUIT d’André Téchiné, ou même à LA DÉSINTÉGRATION de Philippe Faucon, pour ne citer qu’eux. Mais les frères Dardenne ont leur propre style, bien marqué. Telle une sorte de fiction documentée, LE JEUNE AHMED fonctionne sur l’observation et la réflexion ouverte. La caméra des frères Dardenne est douce, attentive, et ne juge jamais. Elle accompagne les personnages et ses attitudes de près, en prenant soin de saisir les moindres nuances de comportement. Ce type de film offre au public de réfléchir par lui-même sur ce qu’il voit. Les deux cinéastes constituent et mettent en scène, pour laisser ensuite leur regard se convertir en une démarche de réflexion entièrement déléguée au public.
Ainsi, LE JEUNE AHMED revient aux essentiels de l’oeuvre des frères Dardenne, comme un retour aux méthodes qui leur sont chères. Les cinéastes utilisent le cadre comme un moyen de capter le détail de chaque geste, les circonstances de chaque événement, et les fragments de l’intimité. Il faut savoir que les cinéastes s’attardent complètement sur le jeune protagoniste Ahmed, qu’ils ne cherchent jamais à développer les personnages secondaires. Chacun d’entre eux constitue un rouage dans le parcours du protagoniste. Et même si le noyau familial est trop peu représenté ou creusé, il est difficile de leur reprocher de ne pas constituer des nuances au sujet. Le thème de la radicalisation prend toute la place dans chaque cadre, où les mouvements de caméra et les attitudes d’Ahmed sont toujours pris entre ses idéaux et ses sentiments. Grâce à cela, les frères Dardenne ne font pas de psychologie quand ils font évoluer leur protagoniste dans le temps. On peut également dire que les cinéastes ne traitent pas véritablement du sujet de la radicalisation, au sens où le film ne le théorise pas, où le rapport entre Ahmed et son entourage est plus important que la question religieuse.
Grâce à ce cadre, les cinéastes travaillent le corps d’Ahmed en le confrontant à son entourage, et surtout à l’environnement dans lequel il évolue. En quelque sorte, le cadre est au plus près d’Ahmed afin d’explorer le drame humain (et donc intime) dans lequel est enfermé Ahmed. Ce que le montage des images montre, est une forme d’urgence dans les gestes et l’ambiance générale (celle qui connecte chaque scène et chaque séquence). Avec plusieurs plans-séquences plein de détermination et d’impuissance face aux attitudes d’Ahmed, le montage interroge sur la possibilité ou non de revenir en arrière. Jusqu’au plan final, le film montre que la balance penche plutôt vers l’impossibilité de se rétracter et de guérir des blessures infligées. La voie choisie est alors celle de la souffrance. Toutefois, les frères Dardenne ne font pas un film noir, la tragédie est dans les mouvements et non pas à l’image. Serré sur Ahmed, le cadre nous offre pourtant une lumière naturelle permanente, qui fait foi d’humanité et de bienveillance. Comme une manière de montrer que la présence saisissante d’Ahmed dans le cadre, est d’abord son propre drame personnel. Mais il faut noter que mis à part quelques scènes marquantes, la majorité de la mise en scène rend les espaces très anecdotiques. A force de se concentrer sur le comportement et de resserrer le cadre, LE JEUNE AHMED enferme son regard sur son protagoniste, et oublie d’en faire ressortir les espaces comme le terrain de tous les dangers.
LE JEUNE AHMED
Écrit et Réalisé par Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne
Avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Claire Bodson, Myriem Akheddiou, Othmane Moumen, Victoria Bluck
Belgique, France
1h24
22 Mai 2019