Sibyl

Il est difficile d’oublier le vibrant, drôle, touchant et étincelant VICTORIA sorti en 2016. SIBYL semble regrouper deux éléments vus dans les deux précédents longs-métrages de Justine Triet. Le premier est le mouvement perpétuel et chaotique qui se déroule dans les rues ou dans l’appartement de LA BATAILLE DE SOLFÉRINO, mais ici converti au montage. Le second élément est un intérêt pour la complexité des sentiments et la souffrance que cela provoque. Davantage au centre dans VICTORIA que dans LA BATAILLE DE SOLFÉRINO, cela prend toute la place au scénario de SIBYL. Ce nouveau long-métrage marque également les retrouvailles entre Justine Triet et Virginie Efira, dont cette dernière était déjà la protagoniste de VICTORIA. Elle y incarnait une avocate en plein néant sentimental, et débarquait à un mariage où tout se verrait chamboulé. Dans SIBYL, elle y incarne une romancière reconvertie psychanalyste à la vie sentimentale agitée, qui débarque dans un tournage où tout sera à nouveau chamboulé. Dans les deux films, il y a un personnage secondaire qui bouleverse la vie de la protagoniste. La différence est dans la manière de raconter narrativement et formellement les histoires. Avec SIBYL, on se croirait dans une variante cosmique de VICTORIA, parce que le montage est constitué de nombreux remous temporels, et d’un enivrement pour plonger dans les souvenirs sentimentaux douloureux.

Cette forme a une double intention : la première est de constituer un vertige esthétique dans le regard porté sur l’état des personnages féminins. Parce que l’évolution de Margot (Adèle Exarchopoulos) est lié à la condition de Sibyl (Virginie Efira), qui replonge dans ses souvenirs et ses désirs avec douleur, en même temps que Margot essaie de trouver de l’aide dans son doute. La seconde intention est de faire un film écrit et pensé pour Virginie Efira. Souvent au cinéma, des cinéastes nous ont offert des films consacrés uniquement à des acteurs ou des actrices. On pense par exemple au MADELEINE de David Lean en 1950, qui a été produit et tourné uniquement pour l’actrice Ann Todd (qui était alors la compagne de David Lean). SIBYL est de la même trempe : donner un rôle sur-mesure à son actrice principale, pour qu’elle puisse montrer l’étendue de ses talents, la puissance de ses nombreux registres, etc… SIBYL n’est autre qu’un film de performance. Au-delà du montage voulu cosmique, Justine Triet écrit des personnages féminins complexes, au-delà des représentations habituelles et qui ne sont pas uniquement définies par leur rapport à un ou plusieurs protagoniste-s masculin-s. Dans ce film, la cinéaste creuse sa protagoniste à travers sa vie professionnelle, ses histoires d’amours, son rôle de mère, son attachement familial et ses désirs. Sibyl est entière et prend toute la place, comme Virginie Efira au montage.

Il est pourtant impossible de dire que SIBYL ne serait qu’un film politique, qui ne vaut que pour son regard et son traitement d’un personnage féminin, qui se démarque de tout autre personnage féminin réduit à des clichés, des frivolités ou de la beauté. Parce que Justine Triet a réellement l’intention de construire une forme dans ce film, qui serait plus marquante et prononcée que dans VICTORIA, et radicalement différente que celle pour LA BATAILLE DE SOLFÉRINO. La complexité de la protagoniste est une très belle chose à voir, dans toutes les ficelles narratives. Mais le film donne l’impression que les personnages, tou-te-s autant qu’ils et elles sont, sont enfermés sur eux-mêmes et elles-mêmes. Le montage et le cadre ne sont définis que par le caractère individuel des personnages. Ce n’est pas une projection formelle des sensations, mais une manière de surligner et d’expliciter une sensation. La projection doit se retrouver dans les espaces, dans la relation avec les autres personnages. Mais cette idée du cosmique et du vertige formel, ne vaut que dans des moments intimes individuels, jamais en connexion avec les mouvements environnant. L’esthétique de SIBYL devient alors un artifice des sensations, où la poésie intime (relation avec la sœur, les souvenirs de l’ex-amant, le lien avec la jeune actrice Margot) est toujours spatialement en marge de l’autre arc narratif (celui de Margot et de la réalisatrice incarnée par Sandra Hüller).

Il n’y a plus la fureur et le danger externe que l’on pouvait trouver dans la mise en scène des deux précédents longs-métrages. Les espaces sont divisés en deux influences : le caractère douloureux du vertige intime, ou alors l’évolution de la relation Sibyl / Margot. Les espaces ne sont que des souvenirs douloureux, ou alors sont des anecdotes tragicomiques qu’il va falloir rapidement oublier. En divisant la mise en scène des espaces en deux catégories et non en ambiances, le montage de SIBYL se transforme en un semblant de labyrinthe mental avec toute une idée de la catharsis. Entre le désordre intime et la comédie grinçante, le labyrinthe mental et la catharsis s’éloignent l’un de l’autre, comme l’idée de tourner à Stromboli n’est qu’un pansement alors que le tournage se résume à un bateau ou un port. SIBYL, en tant que variante cosmique de VICTORIA, contient beaucoup trop d’artifices dans son montage et dans sa gestion des espaces, ne provoquant qu’un chaos d’émotions et d’images, qui se croisent infiniment pour n’être que les commentaires visuels des performances.


SIBYL
Écrit et Réalisé par Justine Triet
Avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos, Gaspard Ulliel, Sandra Hüller, Laure Calamy, Niels Schneider, Paul Hamy, Arthur Harari
France
1h40
24 Mai 2019

2.5 / 5