Le documentaire de Matthieu Bareyre n’est pas un film politique, il ne cherche pas à parler de politique, il ne cherche pas non plus à capter la parole et la pensée politique de plusieurs jeunes. Le titre L’ÉPOQUE est plutôt comme une question (qu’est-ce que cette époque moderne ?) plutôt que le manifeste d’un état de fait. L’ÉPOQUE traite pourtant d’un sujet fort, laissant la politique en arrière-plan, pour se consacrer entièrement sur le vif. Matthieu Bareyre fait du cinéma pur dans ce documentaire, où le cadre embrasse complètement la nuit, pour se faufiler dans plusieurs espaces, et y entendre (et non pas seulement écouter) la parole diverse. Et en filmant uniquement la jeunesse, le cinéaste explore cette période de la vie où nous pensons la construction d’un monde, la construction d’un avenir, tout en s’interrogeant sur le présent, sur l’instantané. Ainsi, L’ÉPOQUE est un film qui navigue entre les rêves, les cauchemars, la tendresse, les larmes, la colère, la violence : donc une façon de filmer l’ivresse du geste et de la parole (manifester, aimer, fêter jusqu’au bout de la nuit, etc…).
Le documentaire met à jour, petit à petit, cette transmission impossible entre les générations, cette manière qu’a la société actuelle de créer un gouffre. L’ÉPOQUE fait alors l’état de rêves et de cauchemars chez les jeunes qu’il filme. Toujours en extérieur, toujours durant la nuit, Matthieu Bareyre bouge et amène sa caméra au contact du cœur battant de la rue. Ce cœur où la jeunesse vit entre deux états : celui de l’horreur des matraques, et celui des rencontres / des fêtes. La nuit est ici le miroir parfait du quotidien dans lequel s’enferme ces jeunes. Parce que la journée est une prison permanente, où le rêve n’est pas permis, alors la nuit sert de délivrance et d’émancipation. Des jeunes qui n’arrivent pas à vivre l’époque dans laquelle ils sont lancés : la parole de la nuit fait l’écho du cauchemar de la journée, et les attitudes de la nuit fait l’écho des rêves d’un défoulement (qui se voit comme le brisement de frontières et de règles). La nuit permet alors à Matthieu Bareyre de filmer le présent dans deux états : comme étant une analyse du passé dont il faut s’affranchir, et un écho d’un futur pour lequel il faut œuvrer et lutter. Parce que la nuit n’est pas que l’échappatoire face au cauchemar, c’est en même temps un imaginaire dans lequel il est possible de se réfugier, afin de penser au monde de demain.
On pourrait dire que la caméra de Matthieu Bareyre virevolte entre les différentes rues et places, la caméra saisit une vérité absolue et laisse la parole libre de tous les mots et tous les maux. De cette manière, L’ÉPOQUE est à la fois encré dans une ambiance rageuse et révoltante, mais également dans une ambiance sensorielle traduisant le besoin de liberté. Le cadre est toujours au contact des corps, dans une approche très physique de la parole, où la liberté s’exprime par la possibilité de se mouvoir dans l’espace où se trouvent les personnes. La caméra est presque timide, dans sa façon de se tenir à distance de la parole, de la laisser dévorer l’instant de cinéma où elle apparaît, pour mieux la convertir comme essentielle et comme un cri qui vient du cœur. La caméra est aussi timide dans sa manière de capter les corps : la caméra les suit partout, tout le temps, et ce n’est pas la caméra qui s’installe dans un espace. La magnifique gestion de l’espace dans L’ÉPOQUE tient surtout à la liberté cherchée par les jeunes filmés, ce sont eux qui s’emparent des espaces et qui se l’approprient (pour se rencontrer, pour faire la fête, pour lutter, etc…), et la caméra ne fait que rendre compte de toute cette vérité brute. La caméra laisse donc transpirer les émotions dans un espace pluriel. Même si le film ne se balade que dans Paris (ce n’est pas un reproche), il y a un effet tentaculaire dans les ellipses spatiales qui pourtant crée un effet : celui où le mouvement et les corps s’isolent, peu importe les rues, car l’espace est affreusement habité par une forme d’impasse.
Tous les espaces filmés convergent vers les mêmes sensations et vers la même volonté de cinéma : celle d’unir des êtres, d’assembler une diversité, pour mieux confronter les corps et la parole autour d’un même rêve et d’un même cauchemar. Entre les cris, les larmes, les baisers et les blagues, L’ÉPOQUE est un film sur la pulsion, sur cette façon qu’a la nuit de permettre le retrait d’un contrôle, de faire tomber les masques, et de trouver l’énergie d’être soi-même. La dynamique des sentiments, des danses, des musiques, des rencontres, pour y trouver la troublante dichotomie entre le jour et la nuit. Ces nuits sont percutantes, parce que Matthieu Bareyre ne fait pas un film politique ni un film social. Ce n’est pas un cinéma de réflexion mais un cinéma de passion, tel un atelier du mouvement et de la parole. Parce que le cinéma est surtout à propos de mouvement et de parole, le tout dans des espaces. Et la caméra de L’ÉPOQUE réussit à transformer les espaces qu’ils filment. Malgré les fumigènes, les matraques, les pavés, les impasses, les feux, etc… les rues et la nuit s’allient pour former un seul imaginaire commun : celui d’une jeunesse qui fait passer le rêve de liberté avant le cauchemar du bordel.
L’ÉPOQUE
Réalisé par Matthieu Bareyre
France
1h34
17 Avril 2019