Les oiseaux de passage

Ce n’est pas la première fois pour Ciro Guerra, que nous avions quitté avec le saisissant et fascinant L’ÉTREINTE DU SERPENT fin 2015. Un peu plus de trois ans après, il est accompagné à la mise en scène de Cristina Gallego, pour qui c’est une première. Mais son nom n’est pas inconnu, car elle est surtout productrice : on peut citer tous les films de Ciro Guerra, ainsi que ANNA de Jacques Toulemonde Vidal (ici scénariste), DEMONIOS TUS OJOS de Pedro Aguilera et récemment WAJIB d’Annemarie Jacir. Une nouvelle fois avec LES OISEAUX DE PASSAGE, il y a une question sociale. Se déroulant entre les années 1960 et 1970, le film explore les évolutions sur le temps d’une famille d’indigènes Wayuu. Alors que leur culture et leurs traditions perdurent, leur mode de vie se voit bouleversé avec l’apparition de touristes qui amènent les problématiques autour de la drogue. Entre honneur, avidité, pouvoir, vengeances, guerre des clans : ce sont les traditions, les croyances et les vies qui sont mis en péril. Un thriller qui commence silencieusement avant d’imploser, pour une première exploration du cinéma de genre pour le duo de cinéastes.

Mais Ciro Guerra et Cristina Gallego ne se concentrent pas prioritairement sur la question sociale. La question du mythe est plus implicite mais plane au-dessus de chaque personnage, et transparaît dans chaque plan. LES OISEAUX DE PASSAGE se construit, se narre comme un chant à plusieurs couplets. Il y a même un chapitrage sous forme de « chants ». Ces plusieurs chants relatent plusieurs sensations : il y a vie qui est confrontée à la mort, il y a l’amour confrontée au danger, il y a les mythes confrontés au chaos et au changement. Tout cela donne un sens au temps qui est relaté dans le récit. Parce qu’à travers la temporalité du récit, le duo de cinéastes transforment petit à petit les attitudes de leurs personnages. Alors que ceux-ci nous sont d’abord présentés avec des comportements en lien avec une existence très spirituelle, ils se soumettent progressivement à la violence totale.

Ainsi, LES OISEAUX DE PASSAGE change légèrement de ton et de genre. D’abord vu comme un drame intime, il tend vers le thriller où les attitudes sont de plus en plus incontrôlables, où tout se libère et s’expose à chaque danger qui menace dans le hors-champ et dans l’arrière-plan. La mise en scène montre également que, quand les attitudes se transforment, la parole devient de plus en plus vaine mais aussi très brutale. LES OISEAUX DE PASSAGE est un film où, quand la parole et la danse s’arrêtent, la violence et le chaos progressent. En cela, Guerra & Gallego mettent en scène un thriller qui devient un western. Les ellipses entre les différents espaces se font de plus en plus nombreuses et grandes, les espaces se multiplient, les confrontations de plus en plus nombreuses, et les champ / contre-champ très suffocants. Le plus fascinant reste la composition esthétique de ce western. Le cadre éparpille les personnages dans les espaces, mais surtout les envoie de plus en plus vers une ambiance très obscure. Il s’agit d’un film noir qui n’est pas caractérisé dans la photographie, mais qui se caractérise dans ces regards qui dévient et se vident. Le film noir, traité sous ferme de western dans la mise en scène, reste lumineux pour montrer la disparition de l’homme dans un espace qui reste (presque) intact.

Guerra et Gallego filment le mouvement culturel, le mouvement de l’évolution dans un même paysage. Ce mouvement est le chemin emprunté pour découvrir des gens, des cultures, des univers très différents. Cette évolution est celle où le film crée un contraste entre deux espaces. Il y a d’abord la spiritualité et l’écosystème de l’espace in situ, celui qui déborde du cadre, celui où les personnages et les clans vivent. Puis, petit à petit, cet espace est contrebalancé par un autre : celui du monde moderne (les pays les plus développés technologiquement et économiquement) qui envahit progressivement celui que l’on visite, et de manière de plus en plus matérialiste (la drogue, les voitures, les armes, les nouvelles habitations). Le film exprime et filme vivement la tension qui s’accroît et ses contrastes entre les espaces, ceux qui s’entourent de désert et ceux qui s’isolent dans les hauteurs forestières. Guerra et Gallego n’hésite pas non plus à apporter quelques paradoxes, comme lorsque Ursula (celle qui dirige le clan Wayuu) porte à la fois un talisman familial et une montre étincelante. Il y a comme une étude de la construction d’un empire dans LES OISEAUX DE PASSAGE, mais qui se formalise et se met en scène comme une ethnographie. Comme tout ce vent qui se fait entendre, et qui se voit selon certains détails mis en mouvement, les mythes au début très solides et importants, finissent par laisser leur place au pouvoir. Du passé spirituel, le film tend vers la description d’un futur très flou et obscur. LES OISEAUX DE PASSAGE filme donc les transgressions, cette manière qu’ont les personnages de repousser les frontières avec les fameux « étrangers » dont ils parlent dès le début du film.

Cependant, LES OISEAUX DE PASSAGE se démarque du film de gangsters traditionnel grâce au regard de Guerra et Gallego sur les paysages. Entre large palette de couleurs, chaleur et immensité des espaces, il y a aussi ces moments de rêves et de visions. Logique alors que Ciro Guerra traite ce nouveau film avec de la couleur. Mais surtout, le duo de cinéaste filme ces espaces avec ce qu’ils ont de culture, traditionnel et historique. C’est réellement ici que la couleur joue un rôle fondamental, en plaçant les espaces comme le vrai personnage principal du film. Au fur et à mesure que de nombreux personnages tombent/meurent, l’isolement de chaque clan disparaît, tout se reconnecte pour ne faire qu’un seul ensemble spatial. Il y a certes l’aspect western avec les multiples espaces, bien distincts dans leur approche et dans le ton des scènes, mais c’est un paysage autochtone qui se transforme au complet. Quand des personnages s’approchent progressivement en voiture, quand il s’agit de tirer de très nombreux coups de feu sur une habitation, etc… l’espace n’est pas impacté. Ni l’horizon, ni l’espace au premier plan en sont victimes. Ces oiseaux de passage sont bien les personnages humains : ils se détruisent entre eux, dans un paysage qui ne se transforme pas aussi rapidement qu’eux. Avec de courtes focales, des plans d’ensemble, un cadre qui aime s’attarder sur la parole, etc… Guerra et Gallego montrent comment les espaces regardent les humains se détruisent mutuellement : des espaces qui étaient là avant, qui témoignent de la vie et de la mort, et qui seront toujours là après. L’humain s’inscrit donc dans une époque, ils et elles sont juste de passage dans des espaces qui, eux, sont intemporels. Entre passion, lamentation et destruction, les espaces de LES OISEAUX DE PASSAGE sont un lieu de spiritualité et de grâce, avant de devenir fatalement les abîmes à cause de l’avidité.

Et dire que Ciro Guerra va bientôt tourner une adaptation de EN ATTENDANT LES BARBARES (roman de JM Coetzee) avec Robert Pattinson au casting, et que le duo Gerra / Gallego travaille en même temps sur une histoire autour d’un personnage historique féminin oublié (le nom n’a pas été dévoilé) qui a joué un rôle important dans les indépendances en Amérique latine, ne peut que nous remplir de joie et d’impatience.


LES OISEAUX DE PASSAGE (Pajaros de verano)
Réalisé par Ciro Guerra, Cristina Gallego
Scénario de Maria Camila Arias, Jacques Toulemonde Vidal, Cristina Gallego, Ciro Guerra
Avec Natalia Reyes, José Acosta, Carmiña Martinez, Jhon Narvaez, Jorge Lascarro, Greider Meza, José Vicente, Juan Bautista Martinez, Miguel Viera, Aslenis Marquez, José Naider, Joaquin Ramon
Colombie, Mexique, Danemark, Allemagne, Suisse
2h05
10 Avril 2019

4.5 / 5