En sortant de ce film, lors d’une discussion, on se demandait comment un simple cinéaste aurait filmé ceci. Car il faut savoir, en allant voir ce film si singulier, que les deux personnes à la réalisation sont des anthropologues. Le rapport entre l’homme et les animaux dans ce film prend alors une autre tournure. L’homme est aussi un animal, ne l’oublions pas. Leviathan est bien là pour nous le rappeler. Mais, entre ces deux espèces animales, il y a les machines. Ces horreurs destructrices, qui provoquent la disparation de plusieurs races.
Dans ce documentaire, c’est donc un message d’alerte qui en sort. Loin des images insignifiantes, les deux cinéastes font preuve de beaucoup d’engagement. Ils montrent de très près la cruauté de l’être humain envers les autres animaux. Malgré les machines qui séparent les deux espèces, qui écrasent les poissons du film, il y a l’instinct animal qui apparaît. L’homme par à la pêche, à la chasse, … pour une seule raison : tuer et manger. C’est la survie qui est en jeu ici. Mais avec ces machines et cette non reconnaissance en tant qu’animal, l’homme signe son acte de mort. Les machines détruisent tout, ainsi que l’environnement. Pas du tout dans le message écologiste (ça serait facile, répétitif et pénible), le film nous parle surtout de l’homme qui a fini par se séparer de son habitat naturel. L’être humain n’a plus de relation fusionnelle avec l’environnement, il n’agit plus avec cet environnement, et ne fait alors plus partie de la chaîne, ni de l’écosystème.
Telles les cabines du bateau, l’homme a bien progressé dans la technologie et la technique. Certes l’homme est doté d’une intelligence rare et insoupçonnée, mais il s’en sert très mal. Devenu esclave d’une surconsommation aveugle et bornée, l’homme est réduit à la séparation avec ses autres camarades animaux. Avec ce film, la mer agit comme un mur épais. Une mer qui hante les hommes, comme un seuil entre la vie et la mort, entre le dessus et le dessous. La mer avale, dissout, renferme et recrache. Les abîmes de Leviathan n’ont rien à envier à ceux de James Cameron. A l’image des bacs avec les poissons versés comme de la vulgaire marchandise, des restes reversés dans la mer, de la mouette qui essaie désespérément de se nourrir, il y a cette forme d’impuissance devant tant d’horreur. Et cette chose horrible dont il faut parler ici, c’est celle de l’abattoir..
Et pour filmer cette horreur, pas de caméras ordinaires. Les deux cinéastes ont eu recourt aux GoPros, caméras généralement utilisées pour placer sur le corps des athlètes. Ainsi, comme le disait Jean Rouch, il y a une « anthropologie partagée ». Au plus près des pêcheurs, mais les images peuvent en repousser plus d’un. Croyez-le ou non, mais des images moches peuvent donner un beau film. La preuve avec Leviathan, où la photographie sert le discours du film. Ces caméras répondent, au détail près, à des critères esthétiques que la situation évoquée impose par son aspect. Nous sommes entre le surréalisme et l’abstraction, et ainsi permettant de conjuguer beauté et horreur.
Il en est de même avec le son. Les nombreuses couches sonores du film raisonnent fort. L’ambiance est créée seulement avec la photographie et la bande sonore. Le film ne compte même pas dix paroles en somme, pas une seule musique. Que les bruitages à bord du bateau de pêche. Une immersion totale, qui en devient même inquiétante. Dans un sens positif, car nous sommes face à une réalité trop rarement passée au crible. On regrettera le soupçon sur quelques scènes. Un seul exemple, quand l’un des pêcheurs est dans la salle de repos, assis à une table, buvant, regardant la télévision et s’endormant. La disposition des objets autour de lui, la manière dont il utilise son gobelet et la longueur du plan nous permettent de soupçonner une mise en scène. Dommage pour un documentaire.
Faudra relever la participation de Claire Denis (voir générique de fin). Et cela se remarque dans la façon dont les pêcheurs sont filmés. Même si l’homme fait de grosses erreurs, l’influence de Claire Denis se fait ressentir. Réalisatrice qui filme les hommes comme personne, on sent la volonté de ne pas faire le tour des hommes trop vite. Travellings légers, plans qui durent sur la souffrance physique, passage par le dos, cadrage sur le visage en sueur, puis plan fixe sur un tatouage formidable. Ces hommes sont autant soumis à l’horreur que les poissons du film.
Enfin, au-delà du documentaire, les caméras GoPros ont permis au film de prendre un autre chemin. Celui du cinéma expérimental. Haters gonne hate. Des images au ton cosmique, qui portent principalement sur le sensoriel. Des images vertigineuses, parfois frôlant une métaphysique sauvage, tel un ballet hypnotique qui prend dans son sillage les horreurs de l’être humain. Nous sommes là dans un film original à tous points de vue, des images jamais vues, et une expérience cinématographique intense. A découvrir au plus vite, et restez après le générique de fin.
4 / 5