Voilà ici l’un des gestes les plus compliqués du cinéma documentaire. Autant il est « facile » de poser sa caméra sur la terrasse d’un café pour lancer une discussion, de la poser dans une université américaine, de la poser dans un parc, de faire des témoignages dans une salle, etc. Il est tout autant difficile et risqué d’introduire son être et sa caméra, en même temps, dans une communauté. Il est encore plus difficile quand la caméra ne cherche pas seulement à témoigner, mais à creuser une émotion et une attitude au sein de cette communauté, pour ne plus en sortir. Du début jusqu’à la fin de M, Yolande Zauberman et sa caméra sont dans cette communauté de Juifs ultra-orthodoxes. D’autant plus que la cinéaste plonge sa caméra dans un côté obscur de la communauté : celui où des enfants (désormais adultes) ont été abusé par des membres de leur communauté. Yolande Zauberman et sa caméra vont chercher le caractère brutal de l’expérience vécue, pour l’amener vers la reconnaissance et surtout la libération de la parole. Le film est une arme pour Yolande Zauberman, une arme politique et sociale. Tout comme il est une arme et un soutien pour Menahem, la personne sur qui se concentre le documentaire.
Yolande Zauberman suit Menahem, la caméra accompagne son parcours et traversent les nuits ensemble. Quinze ans après, Menahem cherche la vérité en libérant sa parole sur le traumatisme vécu. Il est le conducteur du film. Grâce à ce principe, la cinéaste explore le récit intime de Menahem pour le connecter à une histoire tragique plus large : celle de multiples enfants abusés au sein de leur communauté. La caméra descend dans les enfers avec Menahem et les autres victimes rencontrés, et les accompagne pour remonter vers la vérité et une forme de réconfort. C’est toute la beauté et la force de M, où toute la mise en scène de Yolande Zauberman s’appuie sur Menahem. Chaque mouvement et chaque rencontre part de lui, et Yolande Zauberman utilise le medium cinématographique comme la bonne fée qui vient murmurer à l’oreille de Menahem pour le guider dans son chemin de vérité. Ainsi, bien davantage qu’un parcours, la mise en scène de Yolande Zauberman ressemble à une quête. Celle où la caméra et la mise en scène plongent dans l’horreur pour essayer de retrouver la lumière. L’arme de Yolande Zauberman est celle de convertir le medium cinématographique en un pouvoir d’empathie et d’exposition. On arrive même à éprouver de l’empathie pour ceux qui se sont inscrits dans un cercle vicieux, qui sont devenus eux-mêmes violeurs. C’est peut-être dingue à dire, mais le documentaire de Yolande Zauberman a ce pouvoir de provoquer de l’empathie dès lors que l’expression de la vérité apparaît : la caméra et la mise en scène captent la part d’humanité dans un parcours hanté par l’horreur.
C’est alors la thématique de l’horreur et de l’obscurité qui traversent les images du documentaire. Dans une esthétique sombre (avec une grande partie du film la nuit), Yolande Zauberman cherche le rêve dans le cauchemar quotidien. Elle cherche cette étincelle lumineuse qui provient de l’humain et de la vérité, à travers un parcours douloureux. Il est question de capter plusieurs tonalités dans une même ambiance : la recherche de la vérité, la confrontation, la réconciliation, le pardon et la libération. Avec un cadre très souvent frontal, Yolande Zauberman exprime la rage (du traumatisme et de la libération) mais avec un soucis de l’empathie. Parce qu’en cadrant frontalement Menahem et les autres victimes, la cinéaste dissèque une communauté et en retient seulement l’amour. Parce qu’avec cette esthétique, la cinéaste montre une forme de sensualité et de plaisir à le filmer. Le parcours immersif dans la communauté a un côté presque improbable, avec le film comme arme pour remporter la vérité et la libération, parce que les espaces ont ce côté obscur. Mais Yolande Zauberman y filme la liberté, le plaisir, les célébrations religieuses, les prières, etc. Elle capte la croyance impertubable alors qu’il y a une douleur immense. Et ce qui est encore plus fou, c’est que la caméra guide Menahem dans sa quête, mais qu’il construit ses propres étapes lui-même.
Il y a alors un rapport très intime entre le/la spectateur-rice et la communauté qui est filmée. M ne raconte rien de cette communauté, ne tend jamais à expliquer ou apprendre quoi que ce soit. C’est purement le récit d’un parcours et d’une quête. L’intimité est renforcée par les fantômes du passé que Menahem cherche à confronter grâce au film. De plus, sur une bande sonore très jazzy qui fait la balance entre bienveillance et douleur, le documentaire porte fort son traitement objectif mais authentique, qui n’a pas peur de lorgner du côté choquant et dans le format de l’investigation. M est une arme qui prend la forme d’une catharsis, et Menahem finit par prendre la place de Yolande Zauberman : il finit par être le confesseur, celui qui reçoit des témoignages, qui apprend parfois à libérer la parole, qui parfois aussi porte la lumière pour d’autres victimes. Le film de Yolande Zauberman est tout simplement un bijou, là où le medium cinématographique est une arme pleine de pouvoir qui permet à l’horreur de retrouver un peu de luminosité, en faisant de la vérité et la libération de la parole son credo. Un documentaire essentiel, fascinant et féroce.
M
Réalisé par Yolande Zauberman
Avec Menahem Lang
France, Israël
1h45
20 Mars 2019