Rebecca, de Ben Wheatley

Dans l’article « Une petite histoire du cinéma britannique, de 1980 à nos jours », quelques cinéastes britanniques ont été cités comme ceux/celles à suivre de près actuellement. Ben Wheatley fait partie de cette séduisante nouvelle génération de cinéastes britanniques, où un nouveau souffle a commencé à survenir au début des années 2010. L’une des choses les plus fascinantes avec Ben Wheatley est que nous ne savons jamais où il va se diriger. Chaque nouveau film est une nouvelle surprise, une proposition différente, une direction éloignée. Repéré avec le déroutant KILL LIST en 2011, le cinéaste a sans cesse confirmé son talent. Oui, HIGH-RISE et FREE FIRE sont de bons films. Et il est fort dommage que son avant-dernier long-métrage HAPPY NEW YEAR, COLIN BURSTEAD n’ait pas été distribué en France. Cette fois, il faudra aller sur Netflix pour voir son nouveau film, REBECCA, nouvelle adaptation du roman de Daphné du Maurier. Nouvelle version cinématographique, et non pas un remake du film d’Alfred Hitchcock, on vous voit venir. Rien qu’en choisissant Lily James et Armie Hammer, le cinéaste propose des protagonistes plus jeunes, comme s’il s’agissait de la fin de la jeunesse pour entrer dans le monde adulte en étant confronté à l’angoisse des responsabilités et des apparences.

Il n’est pas anodin d’entendre Lily James en voix-off au début, pour introduire le récit, pour conter les souvenirs d’une innocence perdue, et les souvenirs d’une expérience qui hante encore le personnage. Mais bien avant d’arriver à Manderley, il y a ce prologue de la rencontre entre la protagoniste et Maxim de Winter. Un prologue très solaire, sur les côtes méditerranéennes françaises, où le rêve de voyages de la protagoniste (anonyme, comme dans le roman) se transforme en évasion sentimentale. Frôlant quelque peu l’effet carte postale avec la photographie très colorée et lumineuse, Ben Wheatley l’évite soigneusement au montage : coincée dans sa petite chambre de dame de compagnie (« staff » comme le dit Mme Van Hopper), la protagoniste s’en extrait de plus en plus pour rejoindre la plage, la route, etc. Un montage qui l’extrait petit à petit de cet espace qui l’a fait rêver mais dont elle n’a pas accès, pour la propulser vers Manderley. Dès lors, Ben Wheatley est attendu au tournant par tous ceux qui vont vainement comparer sa version avec celle de Hitchcock. Sauf que le cinéaste ne fait pas dans le surnaturel et le spectral comme le maître du suspense. Dans cette nouvelle adaptation, l’approche réside dans le malaise, dans une idée du misérable, dans le trouble des regards, dans une projection de la vision mentale & paranoïaque.

Ben Wheatley impose son propre style, sa propre singularité : ce mélange entre le mélodrame, l’horreur, la psychologie et le crime / mystère. Il est toujours aussi surprenant et fascinant de voir à quel point le cinéaste arrive si aisément à basculer d’un genre à un autre, d’un ton à un autre. REBECCA est composé de nombreuses ruptures, toutes aussi fluides les unes que les autres. Le film donne une impression de linéarité, alors que grâce au mélange des genres, il est ancré dans un mélodrame qui glisse tout le temps vers des sensations différentes. C’est cela qui rend le film non linéaire et dérangeant. Grâce à l’immensité intérieure du domaine de Manderley, Ben Wheatley explore de nombreuses pièces, lui permettant de faire éclore plusieurs ambiances différentes. L’amour et le mélodrame sont le noyau de cette nouvelle adaptation, car le scénario et la mise en scène cherchent toujours à créer cette fusion entre la protagoniste et Maxim de Winter. Une fusion qui est évidemment compliquée : par l’apport de moments horrifiques toujours inspirés, de confrontation psychologique, d’instants de mystères qui surgissent du thriller qui se construit progressivement, etc. Alors que la protagoniste erre dans cette douloureuse expérience, le cadre voyage dans un univers onirique qui alterne soigneusement entre cauchemar et innocence.

Loin des mises en scène très chorégraphiées des précédents films de Ben Wheatley, renforçant un côté farceur dans ses approches, REBECCA se distingue donc de toute l’œuvre du cinéaste. Même si la mise en scène n’est ici pas chorégraphiée, il y a la question du mouvement perpétuel qui subsiste, notamment dans l’idée du surgissement et de l’égarement. Ben Wheatley y trouve l’essence même de la confrontation psychologique entre les deux protagonistes féminins. Mais dans cet univers onirique, il y a davantage de vertige. Dans cette errance parsemée de surgissements et de regards troublants, la mise en scène ressemble à une transe. Un mouvement perpétuel qui se sert de la confrontation psychologique pour déposséder la protagoniste de son innocence et de ses rêves romantiques. C’est là que Ben Wheatley se démarque : grâce à l’horreur, le mystère et la psychologie dont il sait créer le mélange, il absorbe tout ce qui reste des sentiments pour les tourner en quelque chose de vertigineux et socialement perturbant. On connaît le goût du cinéaste pour une mise en scène jusqu’au-boutiste, et c’est exactement ce qu’il produit ici. Sa générosité dans le mélange des genres pousse le mélodrame dans l’effacement du romantisme.

Même si Armie Hammer fait correctement le job, tout comme Sam Riley et Tom Goodman-Hill qui sont toujours passionnants, le long-métrage doit énormément à la sensibilité de Lily James et le stoïcisme flippant de Kristin Scott Thomas. Toutes deux bluffantes, elles sont parfaites dans cette dualité esthétique entre le mélodrame et l’horreur psychologique. Ce sont, en quelque sorte, deux perceptions de l’espace Manderley (et de la vie dans la propriété) qui se confrontent. Aucun personnage ne subit une quelconque ambiance, car la mise en scène se situe exactement dans l’entre-deux où est Armie Hammer. Deux points de vue qui se confrontent, gravitant autour de la présence et de l’absence de Maxim de Winter. Tel un mouvement insaisissable, qui transforme l’espace en un champ de visions mentales qui s’alternent. Les deux protagonistes féminines sont dans l’inaccessibilité : Mme de Winter avec le romantisme, Mme Danvers avec la renaissance d’une vie. Entre ces deux perceptions, il y a la demeure de Manderley et Maxim de Winter, figés dans le temps, ne devenant que les témoins de corps et d’esprits qui s’entrechoquent.

Une demeure qui est pourtant oppressante pour tous les personnages, tant Ben Wheatley prend soin dans ses cadres de saisir ses dimensions impressionnantes. Même ici, par l’angle de la caméra et la profondeur de champ, il y a quelque chose d’insaisissable. Déjà dans le décor, chaque objet et chaque détail semble être une source d’angoisse et d’interdits. Tel un cadre qui hypnotise les regards sur l’effet impressionnant de la demeure, pour mieux asphyxier les corps et les tourmenter. Grâce à ce geste, Ben Wheatley explore le mélodrame comme une fracture qui s’élargit. Ainsi, le cadre se focalise sur les soubresauts qui absorbent le romantisme, et sur les soubresauts qui témoignent d’un espoir de romantisme. REBECCA, dans son mélange des genres, est une version qui cherche les morceaux d’amour du récit, à travers des petits morceaux de romantismes qui brûlent encore. Entre tous ces corps déconnectés par l’horreur, par le mystère et par la psychologie, le cadre cherche ces espaces d’amour qui restent, ces petites flammes qui composent et détériorent les relations humaines.

D’où l’usage régulier des ellipses, qui permettent à Ben Wheatley d’y distiller la souffrance qu’il ne filme jamais frontalement. Dans cette confrontation psychologique, les ellipses sont comme des cris silencieux qui surviennent après des coups de lames bien tranchantes. Parce que le cinéaste préfère capter la tragédie et la folie, en employant ici une bande son bien anxiogène et perturbante au possible. REBECCA est un savoureux mélange d’onirisme et d’effroi, de sensibilité et d’horreur psychologique, tel un survival romantique qui se positionne dans l’entre-deux des perceptions. Une nouvelle adaptation qui fait la part belle au mélodrame en le plaçant au centre, pour mieux glisser vers d’autres perceptions troublantes.


REBECCA ; Dirigé par Ben Wheatley ; Scénario de Jane Goldman, Joe Shrapnel, Anna Waterhouse ; D’après le roman de Daphné du Maurier ; Avec Lily James, Armie Hammer, Kristin Scott Thomas, Sam Riley, Keeley Hawes, Ann Dowd, Tom Goodman-Hill ; Royaume-Uni ; 2h02 ; 21 octobre 2020 sur Netflix