The Irishman

Martin Scorsese livre une oeuvre testamentaire pleine d'amour de Cinéma, de nostalgie de son oeuvre. Mais surtout, THE IRISHMAN est un film qui interroge le temps qui passe, qui échappe à tout contrôle, où un personnage agit sous la contrainte dans une mise en scène subversive et une esthétique contemplative. Une fresque magistrale et tragique.

Le premier plan du film, un plan-séquence dans un couloir d’une maison de retraite, nous donne la preuve que nous sommes bien chez Martin Scorsese. La mélancolie crépusculaire du mouvement et de la photographie nous donnent l’ambiance. Le plan donne aussi le ton, privilégiant la sobriété et la contemplation de ce qui se déroule dans le champ. Pourtant, THE IRISHMAN s’éloigne de ce que l’on connaît si bien de l’oeuvre de Scorsese. Film sur le crime organisé, il ne s’agit pas de gangsters qui aiment vivre dans le luxe, qui profitent pleinement de leurs actions, mais qui se livrent à des vies plutôt tranquilles. Surtout Frank Sheeran, qui n’est pas dans une vie rêvée, mais bien dans la vie d’un employé qui obéit aux ordres. Dans ce nouveau long-métrage, les attitudes faisant partie du crime organisé sont alors effectuées par contrainte, où cette fois les meurtres sont rapides / expédiés. Le cinéaste ne s’attarde plus sur la violence, car il a autre chose à montrer et à raconter. Ce n’est donc pas un film sur le crime organisé, mais l’histoire d’un personnage qui a un travail pas très ordinaire.

Au-delà de la violence et du crime organisé, THE IRISHMAN parle du temps qui passe et comment cela affecte chaque acte, chaque relation entre personnages. Une fresque tentaculaire qui donne du temps à chacun de ses personnages, et qui – grâce au travail sur le temps – passe très subtilement d’un personnage à un autre, donnant l’impression à plusieurs reprises qu’un personnage prend le contrôle de la narration. Cependant, tout n’est qu’illusion pour les personnages, tant le film possède de ruptures de tons. Comme l’a fait Marco Bellocchio cette année avec LE TRAÎTRE, Martin Scorsese s’emploie à montrer un visage plus humain et plus subversif de l’univers du crime organisé. Martin Scorsese déploie alors une mise en scène qui s’alimente de la contrainte, complètement désabusée où le protagoniste subit chaque moment de sa vie, subit chaque ordre et décision. Le cinéaste met en scène et filme des personnages enfermés dans un univers étroit qui essaie de se maintenir tant bien que mal. Film de gangsters totalement opposé aux fantasmes et codes habituels du genre, THE IRISHMAN interroge le temps, l’explore dans sa manière de tromper les personnages.

Oeuvre éminemment testamentaire de la part de Scorsese, le long-métrage est comme un adieu au genre, un dernier geste nostalgique au temps qu’il a consacré sur le genre. Pourtant, le film n’est pas une somme des œuvres passées, il est une variation qui prouve que de nouveaux regards peuvent être portés. Ces crimes organisés sont contés comme une emprise incassable et destructrice, où le temps ne cesse d’appuyer sur ce qui échappe aux personnages. Dans le crépuscule du crime organisé, le temps d’observation permet de saisir la vieillesse qui se rapproche sans s’en rendre compte véritablement. Là où les personnages pensent avoir la main sur un tas de choses, la seule entité qui leur échappe est bien le temps. L’existence même de la longueur du film est un moyen de montrer comment le temps construit un chemin qui s’allonge, celui dans lequel s’enfoncent les personnages sans pouvoir revenir en arrière. Encore davantage que dans ses précédentes œuvres, Martin Scorsese laisse ici la marque d’une de ses obsessions. Hanté depuis toujours par LES CHAUSSONS ROUGES de Powell & Pressburger, le cinéaste l’évoque à travers son thème fétiche du film de gangsters.

Alors que Frank Sheeran ne souhaite que protéger sa famille et pouvoir la rendre heureuse (son rêve se situe ici), il est de plus en plus dans l’emprise du crime organisé. Là où la danseuse de LES CHAUSSONS ROUGES subit la désintégration personnelle et les dangers de sa recherche de réussite dans l’art, Frank Sheeran subit sa désintégration personnelle via ce à quoi il dédie sa vie. Victoria Page se livre totalement à la tyrannie de la réussite, et Frank Sheeran se livre totalement à la violence qu’il n’a pas choisit. Les deux protagonistes sont aveuglés et contraints à la fascination de l’environnement qu’ils côtoient, tous deux devenant des anti-héros. Alors que les « vrais héros » sont ceux qui créent (Boris Lermontov pour le film de Powell et Pressburger, Jimmy Hoffa et d’autres pour le film de Scorsese), Victoria Page et Frank Sheeran sont les intermédiaires qui permettent d’aboutir à un statut important (soit dans le monde artistique, soit dans le crime organisé).

Mais Martin Scorsese ne peut évidemment pas construire THE IRISHMAN avec la même esthétique que LES CHAUSSONS ROUGES. Cet imaginaire décadent et fantastique du film de Powell et Pressburger est, dans THE IRISHMAN, l’identique de la contemplation dans un film de gangsters. Alors que tout devrait être féerique dans l’environnement de Victoria Page, tout tend vers l’horrifique et l’angoisse. De la même manière, alors qu’il devrait s’agit d’un film noir, le film de Scorsese se situe surtout dans une contemplation mélancolique. Une influence qui embarque également la subversion, idée pleine de vertige lorsqu’il faut montrer que plus le temps passe, plus chaque nouvel espace est synonyme d’enfoncement dans la désintégration. C’est là que le point de vue de Peggy, l’une des filles de Frank Sheeran, prend toute son importance. On pourrait même dire que le silence de Peggy est le centre même du film, évoquant toute la subversion de la mise en scène, le vertige du temps qui passe, et l’emprise destructrice du crime organisé.

Alors que chaque personnage semble au bord de la mort dans chaque nouvelle séquence, le crime organisé n’est pas réellement le sujet principal de THE IRISHMAN. Le long-métrage est davantage axé sur la tragédie humaine qui entoure ses personnages. Ainsi, par le silence dont fait preuve le personnage de Peggy, il y a toute la subversion du comportement de son père Frank Sheeran et des hommes qu’il fréquente et à qui il obéit au quotidien. En revenant constamment sur le regard de Peggy qu’elle jette à son père lorsqu’il s’éloigne, lorsqu’il discute avec ses patrons, ou lorsqu’il ne réagit pas, Martin Scorsese filme ce qui échappe clairement au protagoniste. Comme si le crime organisé n’est finalement que de la pure fiction, ne représentant qu’un imaginaire qui crée la folie chez les personnages. Ainsi, le film contemple et observe comment Frank Sheeran s’écarte progressivement de sa vie de famille, du temps qu’il loupe auprès de ses filles, et comment la vie qu’il subit fracture de plus en plus sa famille. Si Martin Scorsese prend son temps de contempler tout cela, c’est parce qu’il filme et met en scène l’éloignement du réel, pour s’enfoncer dans les abîmes de la mort.


THE IRISHMAN
Réalisation Martin Scorsese
Scénario Steven Zaillian, d’après le livre de Charles Brandt
Casting Robert de Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Harvey Keitel, Ray Romano, Bobby Carnavale, Anna Paquin, Stephen Graham, Stephanie Kurtzuba, Kathrine Narducci, Jesse Plemons, Domenick Lombardozzi, Paul Herman, Lucy Gallina
Pays États-Unis
Durée 3h29
Sortie 27 Novembre 2019 (Netflix)