Dès le titre du film (français ou original), il est question de vie. Mais pas une vie ordinaire, ni même une chronique. Adaptant le roman éponyme, il s’agit de rendre visible une intimité, des émotions, des désirs, des regards et l’injustice. L’invisible prend forme, dans les images confectionnées par Karim Aïnouz, qui a notamment travaillé comme assistant pour Todd Haynes. Adapté du célèbre roman de Martha Batalha, la vie invisible prend forme dans une fresque qui saute de décennie en décennie sans aucune crainte. Le temps est terrible pour ces deux sœurs, et aussi pour chaque personnage féminin. Le long-métrage est féministe, et ça fait du bien, surtout avec son regard qui rend chaque personnage masculin coupable du destin des personnages féminins (à juste titre). Une fresque pleine de rébellion, qui navigue entre plusieurs tons en sachant les mélanger et les faire dialoguer dans le montage.
La noirceur de la condition des femmes dialogue avec leur joie de vivre, la violence dialogue avec le déchirement intime, le sexisme des hommes dialogue avec une part d’humour. Malgré une certaine accélération du récit dans de nombreuses ellipses (le film aurait peut-être gagné à être plus long et scindé en deux parties), où le cinéaste manque de s’attarder davantage à contempler ses personnages féminins, le rythme fondé sur les vies parallèles des sœurs est d’une grande douceur. Chacune de son côté, Euridice et Ana (alias Guida) subit le patriarcat qui lui impose une vie à mener. La séparation est une grande tragédie bouleversante, mais elle permet également de voir d’autres personnages féminins, qui essaient aussi de vivre de leurs rêves, mais ne recevant qu’humiliation et violence. Si le regard de Karim Aïnouz n’est pas que tragique ni que cruauté, c’est parce que son format Scope permet d’étirer l’intimité et les rêves de ses personnages féminins. Il en résulte un regard plein d’amour, de tendresse, de douceur et de soutien. Le montage, dans la multiplicité des tons, montre la vie, sa vibration, ses joies, ses peines et sa violence.
Une profondeur qui se ressent notamment dans la mise en scène des espaces que traversent les personnages féminins. La ville de Rio devient progressivement un personnage à part entière, étant à la fois source de tragédies, source de vibrations festives et source des rêves. Les trois sont absolument liées, dans une ville filmée comme un labyrinthe infini. Bien plus que cela, Rio est un théâtre ouvert vers un idéal lointain (Vienne, Grèce, la réunion des sœurs, etc) mais qui est étouffé par la condition de vie subies par les personnages féminins. Les espaces sont vastes, avec beaucoup de vie, de lumière et de mouvement dans les arrière-plans, mais toujours étouffés par le flou qui projette les personnages féminins à un enfermement. Même la nature (la mer, les plantes, les arbres, les longues rues) jouent un grand rôle dans l’inaccessibilité vers l’idéal. Pourtant, le cadre ne montre jamais les personnages féminins comme des victimes de leur condition. Sans jamais verser dans la pitié, dans le pathos, ni dans le mélodrame facile, Karim Aïnouz montre la résilience des femmes, qui sont des forces naturelles emprisonnées. Cette force se remarque dans un esprit fougueux, où le cinéaste fait traverser son film par une fureur de vivre. Que ce soit dans l’observation d’une mise en scène féroce, dans une photographie exaltante ou dans un cadre amoureux, Karim Aïnouz explore cette attirance inébranlable des personnages féminins pour la vie, les rêves et l’autonomie.
Cette fureur de vivre se ressent dans les costumes, où les femmes sont vêtues de couleurs qui les distinguent constamment du décor, mais dont les hommes sont vêtus de couleurs qui les rapprochent énormément du décor. Les personnages masculins font partie du décor, alimentent le flou de l’arrière-plan et créent cet effet labyrinthe de la ville. Tandis que, dans les couleurs, les rêves sont attribués aux personnages féminins. La fureur de vivre leur appartient. Un excès de couleurs jamais problématique, car il exalte complètement l’idéal des personnages féminins et leur présence. Cela rappelle notamment une certaine période du Technicolor, dont l’un de ses maîtres nommé Jack Cardiff. À la fois montrant la banalisation du sexisme (le film a une réelle résonnance avec notre époque, créant un regard intemporel à la mise en scène) et célébrant le vie et les rêves des femmes, Karim Aïnouz fait battre un cœur rempli de bienveillance et d’amour, tout en réussissant à montrer que l’image peut aussi se substituer à la parole et exprimer des sensations / des émotions extrêmement profondes. Parfois, l’image en dit bien plus que la parole. On pense également au cinéma de Manoel de Oliveira, de Douglas Sirk, de R.W. Fassbinder, où dans leurs films en couleurs la vie était exaltée. Dans la photographie et sa texture, Karim Aïnouz y trouve alors les désirs, l’amour, la beauté, mais aussi une certaine idée du fantasme qui rappelle le Cinéma des années 1950/1960.
La vibration de la ville et la fureur de la ville ne se limitent pas à cette sublime esthétique, ni au cadre amoureux, car la mise en scène féroce est perpétuellement dans la quête de liberté. Mais cette quête des personnages féminins est toujours sous la contrainte, sous la déception. Parce qu’il y a, dans la mise en scène, la vivacité crue de la sexualité. Désespérement consentie et troublante à reg ;arder, la sexualité des personnages féminins est le miroir de toute la violence physique et psychologique subie. Karim Aïnouz crée ou limite le mouvement de ses personnages féminins en rapport avec cette sensation que le désir et la réalité sont et resteront une dualité. On y remarque également que la musique a un rôle important dans cette vibration, jouant sur l’ambiguïté entre l’enfermement et la délivrance, dans des espaces où même les bruits d’ambiance sont omniprésents pour faire battre le cœur de l’époque. La fureur de vivre et de rêver a donc quelque chose de profondément beau et tragique : ce romanesque sublime où les deux sœurs jouient d’une vie idéale de l’autre dans son absence.
LA VIE INVISIBLE D’EURIDICE GUSMÃO (A vida invisivel de Euridice Gusmão)
Réalisation Karim Aïnouz
Scénario Murilo Hauser, Inés Bortagaray, Karim Aïnouz, d’après l’oeuvre de Martha Batalha
Casting Carol Duarte, Julia Stockler, Antonio Fonseca, Flavia Gusmão, Gregorio Duvivier, Barbara Santos, Maria Manoella, Cristina Pereira
Pays Brésil, Allemagne
Distribution ARP Sélection
Durée 2h20
Sortie 11 Décembre 2019