Tout commence par une dimension sociale : à Dakar, des travailleurs sénégalais effectuent de grands efforts pour construire une tour. Mati Diop les regarde avec empathie, avec cette caméra qui les montre en pleine construction et manipulation de quelque chose qui ne leur est pas destiné. Cet objet merveilleux qui leur échappe, tout en attendant d’être rémunérés. Parce que leur employeur leur doit trois mois de salaire à chacun, alors la colère s’installe. Mais la cinéaste ne fait pas un film de colère, elle explore les premières sensations dans le drame social. À la place de la colère, ce sont l’espoir, l’audace et l’amour qui règnent dans ATLANTIQUE. C’est alors que l’amour pousse plusieurs travailleurs à prendre le chemin de la mer, à croire en une vie et une situation meilleure dans un ailleurs. Il ne s’agit pas vraiment du thème de la fuite, mais il y a véritablement cette envie d’ailleurs. A chaque gravité, la caméra de Mati Diop donne la possibilité à ses protagonistes de sortir du cadre (et donc de fuir une situation) mais dans l’incertitude et le danger. Ces trois facteurs sont essentiels dans ATLANTIQUE : la fuite est le mouvement, le danger est l’ambiance, l’incertitude est l’esthétique.
Mati Diop ne filme pas la fuite par la mer, elle reste à Dakar avec les personnages qui restent. La terre d’origine correspond à la découverte des sentiments, aux sensations corporelles, aux rapprochements physiques, mais en étant toujours piégé-e-s. La cinéaste filme le manque, les troubles dans des relations humaines. Mais surtout, la terre de Dakar est celle du déchirement sentimental, la terre du mélodrame. La romance de ATLANTIQUE n’est pas le centre absolu du film, et la terre de Dakar montre évidemment autre chose. Avec beaucoup de bienveillance et de beauté, la caméra de Mati Diop érige ses personnages comme s’ils et elles provenaient du romanesque. Avec beaucoup de subjectivité de la part des personnages (pas que les protagonistes), la caméra montre des espaces tourmentés par des souffrances sentimentales. La mise en scène et la caméra de Mati Diop, concentrées sur l’écoute et sur le regard (même sur les détails des espaces), fait du film une fable sociale et un mélodrame puissant.
C’est du Cinéma à l’état pur, un geste sincère et avec une très envie de montrer des espaces, des corps et des personnalités. Si ATLANTIQUE est aussi beau et bouleversant, c’est parce qu’il ne résume pas qu’au mélodrame et à la fable sociale. Mati Diop nous offre un cinéma sobre, mais avec une férocité généreuse. Le film se dote d’une dimension supplémentaire avec le genre fantastique. Il y a déjà quelque chose de mystique, avec l’envie d’ailleurs, la fuite par la mer. Mais voilà, avec un cadre qui reste sur la terre du mélodrame, il montre la mer comme une frontière. Ainsi, même lors de scènes romantiques sur la plage, la mer est toujours en second plan, parfois apparaissant entre deux silhouettes. La mer remplit deux fonctions : elle est d’abord un espace d’espoir, mais représente surtout les abîmes. Le mélodrame tire sa poésie et son envoûtement des frontières créées par le cadre. L’ailleurs reste un rêve, un idéal. La mer est donc la mort, la séparation, l’immensité où se dévoile l’impuissance.
La mer est pourtant un espace d’espoir, avec son horizon et ses promesses d’opportunité dans un continent lointain. Elle n’est pas la seule à représenter l’espoir dans le film. Le peu de travellings sont aussi gages d’espoir. Ces travellings ne cassent pas la frontière entre la terre et la mer, mais crée des distances au sein même de la terre. Le mélodrame se construit également ainsi, par quelques travellings qui proposent une petite échappée, une distance, une alternative au sein même de la terre. Mais évidemment, tout ramène constamment aux espaces tourmentés et à la souffrance sociale. Pourtant, cet horizon et ces travellings de l’espoir transforment l’oppression du jour en une dimension fantastique dans la nuit. Le ciel, la nuit et les couleurs des néons sont autant d’éléments qui permettent d’élargir le regard de la caméra. Celui qui accompagne les jeunes femmes seules dans le mélodrame, celui qui transforme la fable sociale en un récit hypnotique et mystérieux dans la nuit. Mati Diop marie parfaitement le portrait politico-social avec une projection des croyances dans les espaces et la mise en scène. Le caractère fantastique permet d’alterner la couleur des regards, de nuancer les comportements dans les espaces, et de continuer à croire en l’amour et la solidarité.
ATLANTIQUE possède donc un univers à double visage – d’un côté un romanesque cruel, de l’autre un fantastique sensoriel (avec un soupçon de film policier) – pour varier et donner une nouvelle impulsion à son noyau mélodramatique. Pour cela, le travail photographique de Claire Mathon permet de capter tout un environnement à la fois douloureux et onirique, où se côtoient la désolation et la passion.
ATLANTIQUE
Réalisé par Mati Diop
Scénario de Mati Diop, Olivier Demangel
Avec Mame Bienta Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traore, Nicole Sougou, Coumba Dieng, Ibrahima Mbaye, Abdou Balde, Aminata Kane, Babacar Sylla
France, Sénégal, Belgique
1h44
2 Octobre 2019