Bertrand Bonello a donné une Masterclass le Mardi 13 Décembre, dans le cadre du Festival de Cinéma Européen des Arcs (8e édition en 2016). Brillante conversation, discours passionnant et des idées qui tournaient autour de son dernier long-métrage en date, intitulé NOCTURAMA. Vous pouvez retrouver des extraits de la masterclass sur Non Stop People, dont je salue Marine qui était venu capter l’événement.

Bienvenue à tous à cette conversation. Je dis conversation parce que Bertrand (Bonello) n’aime pas particulièrement le terme masterclass. Je vais donc commencer par dire quelques mots sur Bertrand, puis je passerai aux questions. Vous avez surement vu deux de ses films : NOCTURAMA et SAINT LAURENT. Je crois que l’une des forces du cinéma de Bertrand, est qu’il est ce que j’appelle un créateur de formes cinématographiques. Certains parlent de styliste, moi je préfère dire créateur. Son cinéma est d’une certaine manière déroutant, nous éloignant des routes pré-tracées. Je pense que c’est un cinéaste qui a une très haute estime du cinéma, dans le sens où le cinéma ne sert jamais à raconter ce que l’on sait déjà, qui ne sert jamais à montrer ce que l’on a déjà vu, ce que l’on a déjà imaginé. Maintenant, pour retracer très brièvement la carrière de Bertrand, on l’a découvert en 1998 avec QUELQUE CHOSE D’ORGANIQUE qui porte parfaitement son titre. En 2001, arrive LE PORNOGRAPHE. Puis, en 2003, TIRESIA. En 2008, DE LA GUERRE. 2001, L’APOLLONIDE. En 2014 avec SAINT LAURENT, biopic non autorisé ou non officiel. Et puis NOCTURAMA, une histoire de rébellion, le film sur lequel nous allons nous concentrer. C’étaient seulement les long-métrages, mais entre temps vous faites beaucoup de choses : des court-métrages, il y a aussi un livre nommé FILM FANTÔME – un livre concernant des films que Bertrand n’a pas fait mais qui pour autant ne sont pas invisibles.
Bertrand Bonello : Bonjour, merci d’être là. Faire un film, faut écrire le scénario c’est vrai, mais après il faut le fabriquer, le financer. Et parfois, dans toute carrière de cinéastes, il y a des films que l’on arrive pas à faire. L’objet du livre est ce que l’on fait de ces films que l’on arrive pas à faire. Faire un film, c’est aussi se débarrasser de quelque chose : faire un film c’est très long, ça marche beaucoup avec l’obsession et le fabriquer c’est se débarrasser de cette obsession. Quand on arrive pas à faire un film, on vit toujours avec l’obsession, ça peut devenir parfois très envahissant et pénible. C’est quelque chose qui revient tout le temps dont on arrive pas à se débarrasser. Et voilà, je m’étais interroger sur les films pas faits, comment on arrive à les faire ressortir quelque part. Dans les carrières d’autres cinéastes, ça resurgit souvent dans d’autres films. Ca peut être des thèmes, des sujets, une scène, etc… Quand Kubrick n’arrive pas à faire NAPOLEON, tout de suite après il fait BARRY LYNDON. Il y a tellement de recherches faites, que ça resurgit d’une autre manière mais dans la même époque. Moi c’est parti sur des livres et des installations : ça permet aussi de se débarrasser des obsessions pour aller vers d’autres.
Justement, je trouve cette idée de fantôme très belle, elle colle bien à ton travail, parce qu’il y a dans ton cinéma quelque chose de très elliptique souvent. Le fantôme est, d’une certaine manière, ce que l’on sent présent mais qu’on ne voit pas. On reparlera de cette idée d’ellipses, et de visible / invisible. NOCTURAMA est sorti le 31 Août dernier, je n’ai pas besoin de vous dire sous quel contexte, avec une France encore sous le choc d’une vague d’attentats. On a simplement l’impression que le film est une réaction à ce qu’il se passe, alors qu’un film ça prend du temps à la réflexion et à la fabrication. D’où et de quand vient le désir de ce film, de cette histoire ?
Bertrand Bonello : C’est vrai qu’on m’a souvent demandé si c’est lié à ce qu’on a vécu en 2015. C’est une question que je comprends, mais en sachant qu’un film c’est très long à faire, ce n’était pas le cas. En plus, celui-ci, l’idée vient d’assez longtemps, puisque j’étais en train de travailler sur un film qui s’appelle L’APOLLONIDE en 2010, qui était un film d’époque puisqu’il se passe en 1900 : j’avais une certaine appréhension à être déconnecté du contemporain, en travaillant sur un film en costumes. Je m’étais donc dit qu’après, il fallait que je revienne sur quelque chose de très très contemporain, voir ultra contemporain. Puis, mon ressenti du contemporain est ce que le film raconte : quelque chose qui explose. C’était pour traduire une tension, que j’ai trouvé tellement palpable qu’elle finissait par exploser. Puis l’envie est venue de traiter cela, non pas par un discours, mais par quelque chose qui serait « proche du film d’action », concentré sur le geste, qui pourrait parfois emprunter au thriller, ou au film de genre, un peu plus qu’au discours politique. La naissance du film est assez ancienne : la rencontre entre une envie formelle et un ressenti contemporain explosif. A partir de là, j’ai pensé le film dans sa structure assez rapidement : un film en deux parties, avec certains éléments (comme ce ballet dans le métro). Ce sont des choses qui viennent assez vite, qui tiennent à peu près sur une feuille A4, structurant le film dans sa globalité. Une fois que j’ai cette sorte de vision générale du film, qui est une vision quasi formelle, alors je me mets à écrire (il y a eu une première version en 2011) tout en finissant L’APOLLONIDE. Ensuite, on m’a proposé de faire un film sur Yves Saint Laurent, donc j’ai mis ce projet entre parenthèses jusqu’à fin 2014 au moment où on a commencé à aller chercher les financements, pour après le tourner et le monter pendant toute l’année 2015. Il y a quelque chose d’assez paradoxal dans le film : NOCTURAMA est un film contemporain mais pas du tout un film d’actualité, totalement de son époque mais qui la raconte d’un autre endroit. Ce n’est pas un commentaire de l’actualité. C’était évidemment troublant, mais je suis resté fidèle durant toute l’année 2015 aux idées que j’avais eu auparavant, pour ne pas se laisser envahir par ce que l’on venait de vivre. La réalité est à son endroit, et la fiction à un autre. Il fallait donc que je reste de mon côté, celui de la fiction. Quand il y a eu les attentats simultanés à Paris en Novembre, j’avais une première version du montage. Ce qui fut également troublant parce qu’il y a des attentats simultanés dans le film. Il ne faut pourtant pas chercher à l’intérieur de NOCTURAMA des explications ou un raisonnement par rapport aux événements. Mais cela a rendu la sortie du film extrêmement délicate.
C’était particulièrement troublant parce que le titre de départ était PARIS EST UNE FÊTE, et le livre éponyme est devenu une sorte de refuge après les attentats. Son éditeur en a re-publié des milliers alors que le texte avait été totalement oublié. Alors que PARIS EST UNE FÊTE était le titre de travail de NOCTURAMA.
Bertrand Bonello : Le film était intitulé pendant cinq ans PARIS EST UNE FÊTE. Et dès le 14 Novembre (2015), le livre est devenu un symbole de rassemblement post attentats. J’avais appelé le film ainsi car j’aimais bien cette antiphrase, d’assumer totalement que c’est un film qui se déroule à Paris, très localise, très précis. Évidemment, il a fallu changer de titre, et c’est la seule chose qui a été changé avec les attentats. Je ne voulais pas faire un pont entre mon film et les événements, en sachant que dans la tête des gens (et c’est normal) ils s’en foutent. Parce que l’histoire de la fabrication d’un film n’est pas leur problème. Je ne voulais absolument pas créer un amalgame, donc nous sommes allés sur un titre qui est beaucoup plus fictionnel, voir un peu abstrait, mais surtout qui introduit une fantasmagorie que contient le film.
NOCTURAMA est une chanson de Nick Cave, et c’est aussi le quartier des animaux nocturnes dans un zoo.
Bertrand Bonello : Oui. Quand je n’arrivais pas à trouver un titre, car c’est déjà tellement dur de trouver un titre alors d’en changer c’est encore plus compliqué, je me suis tourné vers la musique et mes pochettes de disques. Puis je suis tombé sur NOCTURAMA qui me plaisait bien, qui me semblait être un mot abstrait. Donc j’ai demandé l’autorisation, puis Nick Cave m’a dit qu’il était totalement d’accord, et que de toute façon il n’avait pas inventé ce mot, que c’est là où on logeait les animaux nocturnes dans les zoos. Ce qui allait très bien avec la seconde partie du film.
Tu écris toi-même les scénarios de tes films. Pas forcément seul, mais en tout cas tu les écris toujours. Mais ce n’est pas le cas de tous les réalisateurs. Beaucoup de réalisateurs travaillent à partir de scénarios qu’on leur propose. Est-ce que c’est une partie du processus ou c’est un passage obligé ?
Bertrand Bonello : A part un film que j’ai écris à deux, sinon j’écris plutôt seul. Je n’arrive pas vraiment à dissocier l’écriture, le tournage, le montage et voire la production. Car pour moi ça fait partie d’un seul mouvement. Quelques fois on m’envoie des scénarios tout faits en me proposant de réaliser, mais je suis très très démuni car n’étant pas à la base. Dès l’écriture je pense à la mise en scène, à la mise en scène je pense au montage. C’est un seul geste, un seul mouvement. Ce n’est donc pas un passage obligé, mais pas le plus facile. C’est un passage assez solitaire, mais c’est un passage pendant lequel on ne fait pas qu’écrire un scénario. C’est un moment où on fait naître un film à tous ses endroits. Écrire les dialogues c’est comme penser la sensation de chaque séquence, le son, les images, les couleurs. Je trouve plus simple de partir de zéro, que d’arriver au milieu d’un projet.
Tu as souvent travaillé avec des visages d’acteurs que tu avais en tête, très précis, que tu voulais faire tourner – même si tu n’as pas toujours tourné avec eux. Ce sont souvent de très fortes personnalités, qui crèvent littéralement l’écran. Et là, dans NOCTURAMA, tu as un mélange d’acteurs professionnels, de débutants et des non professionnels.
Bertrand Bonello : Là c’est certain que le film est écrit pour de jeunes gens entre 18 et 21 ans, mais je n’avais pas vraiment de visages précis d’acteurs. En revanche, j’avais décris extrêmement précisément dans le scénario certaines choses, des détails de vêtements par exemple : de l’écharpe aux marques. Ca m’aidait à visualiser toute la panoplie, toute la tenue. Ca racontait déjà quelque chose sur l’incarnation des personnages. Après, ça reste évidemment abstrait, donc ça marche par un casting fait de rencontres. Tout d’un coup, on voit arriver quelqu’un qui correspond, pour des raisons mystérieuses (une voix, une manière de marcher, un visage, une attitude, etc…), à l’un des personnages. Ainsi jusqu’à ce que l’on est les dix. Et plus on avance, plus c’est difficile. C’est un casting assez similaire sur celui que j’avais fait sur L’APOLLONIDE : des castings de groupes, qui est une autre forme de casting que lorsqu’on cherche un ou deux rôles principaux. Ici, le rôle principal c’est quasiment le groupe. C’est un processus assez long mais assez passionnant. J’aime aussi avoir un mélange hétéroclite, donc je ne voulais pas dix personnes qui avaient déjà joué au Conservatoire, ou dix non acteurs. Je voulais trouver un mélange, pour essayer de trouver des tonalités différentes, des musiques différentes pour chacun. Donc, arbitrairement, j’avais dis on en prendra cinq qui ont déjà une petite expérience de plateau de films, et cinq pas du tout. Pour certains, j’ai regardé un ou deux films récents. Pour les autres, on a fait ce qu’on appelle un casting sauvage : on va dans la rue, au lycée, dans les bars, … pour essayer d’être attrapé par quelque chose.
En terme de récit, tu as une approche très libre de la narration. Tout ce qui ressemble à un passage obligé, semble être éliminé d’emblée du scénario : on n’est jamais dans un surplus d’informations, dans l’explication ou même la sur-explications.
Bertrand Bonello : Dans tous les cas, on se dit qu’il y a quelque chose que j’aime bien comme spectateur – que j’essaie de rendre comme metteur en scène, c’est que le film démarre dans un endroit connu pour ensuite bifurquer vers quelque chose de plus inconnu. La maison close de 1900 dans L’APOLLONIDE, il y a quelque chose de connu. Et à partir de là, il faut essayer de trouver des chemins pas forcément attendus. Dans une maison close, la scène de sexe est tellement attendue, qu’elle déjà ennuyeuse avant même de commencer. Du coup, on la met pas. Saint Laurent, c’est connu : à l’intérieur de ça, si c’est pour que les gens reçoivent ce qu’ils connaissent déjà (comme ses phrases très célèbres), il n’y a pas grand intérêt. Mais si on prend cette figure de Saint Laurent pour l’emmener ailleurs, alors je pense que ça devient plus intéressant. Dans le cadre de NOCTURAMA, l’information a été régie par le fait que je n’avais pas envie de faire un film de discours mais plus un film d’action. Ca commence à 14h00 et ça se termine à 17h00. Donc on esquive toutes les raisons qui pousseraient ce groupe de jeunes gens à mettre plusieurs bombes dans Paris. Moi, ça ne me gêne pas, car je pense que quand on voit les cibles que les jeunes choisissent, alors les raisons sont assez évidentes. Donc les dire serait superflus par rapport à ce que l’on va voir. Après, j’ai travaillé le flash-back pour mettre en scène quelque chose qui semblait me manquer. La gestion de l’information est tout de même assez précise. Et il y a toujours une idée à laquelle je tiens beaucoup : j’ai toujours envie que quand une scène arrive, on soit un peu dérouté et surpris par rapport à celle qu’on a vu juste avant, tout en étant attrapé. C’est une idée difficile et c’est long de trouver les éléments, mais je me dis que c’est ainsi qu’on va créer une tension pour que le spectateur soit un peu tendu. Si le spectateur sait ce qui va arriver trois minutes après, c’est peut-être rassurant, mais ça peut être aussi un peu frustrant. Dans NOCTURAMA, je ne voulais pas du tout charger sur les raisons, mais j’avais envie de maxer sur le comment. Je trouvais plus intéressant d’accompagner les jeunes dans la manière, dans le geste, les regarder faire plutôt que de les entendre dire des choses que, de toute manière, on entend implicitement.
Du coup, ça veut dire faire confiance au spectateur et lui laisser la place de faire son film. Ca permet aussi de devenir quel genre de spectateur tu es, car – je ne veux pas généraliser mais – les films américains type blockbusters laissent très peu de place au spectateur pour se faire une idée sur le récit : tout est surligné, s’il y a une scène d’émotion il y aura les violons derrière – il y a des signaux absolument partout. Là c’est l’inverser, tu laisses énormément de place au spectateur pour recevoir le film.
Bertrand Bonello : Ca m’est arrivé quelques fois, sur certaines scènes, d’entendre des choses contraires. Ca me fait plaisir de voir que les gens s’approprient ce qu’ils viennent de voir, se fabriquer leur propre histoire, leur propre film, que les films continuent à les travailler un peu. Et comme spectateur, je n’aime pas trop quand on me dicte quelle doit être ma pensée.
On a pu voir des plans assez longs dans tes films, c’est ton rythme. Tu es aussi musicien, pianiste à l’origine, compositeur également. Tu travailles sur tes propres films et des projets à côté. En terme de rythme, ça a fait sens. Il existe, dans NOCTURAMA, des temps-morts, des ruptures de rythme, comme des entractes dans le récit.
Bertrand Bonello : En fait, on va repartir sur la structure de base, voir comment tout est lié car toutes les scènes, c’est tout un long processus. Le film est en deux parties. Une première extérieure, en plein jour, très en mouvement, avec une gestion du temps fonctionnant sur la simultanéité, sur la précision et qui se termine par toutes les explosions. Et une seconde partie qui est toute en intérieur, coupés du monde, où le temps s’arrête. Dans le film, il y a tout un jeu entre l’intérieur et l’extérieur. A un moment, si on veut sentir quelque chose d’affirmé, il faut le contraster pour le comprendre. Donc quand les personnages se retrouvent enfermés dans le grand magasin durant la nuit, alors il semblait important qu’un des personnages décide de sortir pour revenir si on voulait continuer dans le contraste entre intérieur et extérieur. Et lors de ce temps-mort, où un personnage s’échappe – d’une certaine manière, ce sont des plans fixes. Alors que le reste du film est une caméra en mouvement qui suit les gestes et les attitudes des personnages. Il s’agit ici d’une sorte de ballade de nuit dans un Paris très très vide. Et comme je savais qu’on me demanderait pourquoi ceci, pourquoi cela, j’ai créé ce personnage joué par Adèle Haenel, qui représente un peu ma voix, avec cette phrase importante qui dit « ça devait arriver ». Ce que j’aime dans cette scène, c’est d’avoir réussi à montrer Paris vide, alors que ce n’est vraiment pas évident. Ce qui est un moment à la fois encré dans le réel, parce qu’on connaît bien ce lieu, mais aussi dans l’irréel, parce que c’est vide.
Cette scène de temps-mort est musicale mais ne comporte pas de musique. Par contre, la scène d’ouverture est un ballet dans le métro avec une musique derrière. C’est toi qui l’a composé : comment tu penses la musique dans tes films ? Est-ce que ça arrive au moment de l’écriture ? Ou est-ce que ça intervient plus tard au moment du montage ?
Bertrand Bonello : Alors c’est vrai que j’ai la chance de pouvoir faire de la musique, ou en tout cas un certain style de musique. J’y pense le plus tôt possible : au moment de l’écriture, de la première version. Je fais souvent des allers-retours entre mon petit studio et mon bureau, quand je pense qu’une scène a besoin d’une musique. Alors, immédiatement, je commence à réfléchir à sa couleur, à sa texture, à son rythme et souvent, la musique est très avancée quand la première version du scénario est très avancée. Donc, sur le début de NOCTURAMA, j’avais envie de trouver une musique qui soit à la fois de l’électronique mais sans être de l’electro, il y avait une texture très précise, et des basses qui ont été longues à trouver, comme une pulsation. Voilà, ça donnait un peu le son du film. Le hip-hop, c’est moi aussi qui l’ai fait. C’est une dynamique que je prépare très très en amont, qui se complète au tournage et évidemment au montage. Chaque musique qui est mise (dans le magasin) correspond à une sensation précise, et ce fut écrit dans le scénario.
Alors, un film ça se pense mais ça se produit, ça se finance. Quel rapport entretiens-tu avec le producteur ? A quel moment tu les fais entrer en jeu ? Est-ce que tu les préviens dès que tu as une idée en tête ? Ou quand tu commences à écrire ?
Bertrand Bonello : D’abord tous les films sont différents. Pour SAINT LAURENT, ce sont les producteurs qui sont venus me proposer un film. Là, le scénario était déjà écrit. L’avantage quand un scénario est écrit pour avoir un producteur, il a vraiment une idée précise de ce que le film devrait être.et on part en accord. Moi j’aime bien que je réalisateur et le producteur fassent le même film, ce qui est difficile, car quand on lit le scénario, on a tous des idées un peu différentes. Après, L’APOLLONIDE ou NOCTURAMA ou DE LA GUERRE sont des films que j’ai co-produit. J’essaie toujours d’être très conscient de l’argent dans un film, de ce que ça coûte, de ce qu’on peut trouver. Il faut trouver une cohérence avec le projet proposé : sa fabrication, son financement, le nombre de personnes que ça pourrait intéresser. Quand on a une vague cohérence, tout d’un coup, tout peut se faire, et on devient très libre. Plus on pense à l’argent, plus on est libre. Une sorte de paradoxe qui ne marche pas avec tout mais qui marche avec le cinéma. Pour moi, la production est comme un contre-champ de la mise en scène : c’est impensable de les éloigner, l’un parle à l’autre et inversement.
Au niveau du casting, il n’y a pas d’énormes stars, même si Adèle Haenel est l’une de nos meilleures actrices. Là on parle du casting visible, mais sur un film il y a aussi le casting invisible : les techniciens. Est-ce que tu as l’habitude de travailler avec les mêmes personnes ? Est-ce que tu aimes choisir ton équipe ?
Bertrand Bonello : J’ai plutôt un sens de la fidélité dans le cinéma. J’aime bien cette idée que tout le monde se connaisse, alors que quand il s’agit d’un nouveau technicien c’est tout de suite plus dur. Moi j’aime bien le côté famille, donc film après film on se solidifie. Alors parfois il y a certaines personnes qui ne peuvent pas être là. Mais oui, j’ai plutôt tendance à travailler avec les mêmes personnes. Je trouve ça rassurant.
Pour NOCTURAMA, tu avais un chef opérateur avec qui c’était votre première collaboration.
Bertrand Bonello : Oui. J’ai fais tous les autres films avec une chef opératrice qui ne pouvait pas faire celui-ci. Pour NOCTURAMA donc trois grands changements. C’est le premier film que j’ai tourné en digital, avant je tournais toujours en pellicule. Aussi mon premier film en CinemaScope, avant j’étais surtout sur le format 1:85. Et puis un nouveau chef opérateur, avec qui on a appris à se connaître.
Et qu’est-ce que tu lui as dis, qu’est-ce que tu lui as demandé ?
Bertrand Bonello : Dans un premier temps, c’est un peu comme avec les acteurs, on fait lire le scénario. Et puis moi je ne parle pas beaucoup, j’essaie de voir comment ça raisonne chez l’autre en terme d’ambiance, de cadrage, de rythme, ce qu’il me renvoie et comment il le sent. Sur le découpage, je suis très directif. Je les découpe moi-même, en faisant des listes de plans, toujours très précises avec notamment les focales, etc… C’est délicat, le chef opérateur on lui confie beaucoup de choses – même si un petit peu moins maintenant puisqu’on est en digital, on voit par exemple ce qui est en train de se faire avec un écran, mais historiquement, il n’y avait que le chef opérateur qui savait ce qu’il y allait avoir sur la pellicule. Il fallait lui faire une grande confiance, il avait une grande responsabilité. Moi je suis assez proche de la technique, je m’y connais un peu au niveau de la caméra, de la lumière et de l’objectif : donc on s’envoie des références, des photos. Autant dans le magasin, on dirait un grand studio, alors tout est sous contrôle. Alors que dans la rue, tout est sous signalétique, on ne fait pas tout ce que l’on veut. Paris est une très belle ville, mais compliquée à filmer. Il y a aussi une histoire de formats : le cinéma est plutôt horizontal, alors que Paris est beau dans certaines choses que la caméra ne montre pas. C’est alors accepter une dureté au cadre. Les extérieurs ne sont pas beaucoup éclairés, comme un mode documentaire : on a alors beaucoup réfléchis à comment ajouter de la fiction. Certains mouvements en steadycam et le CinemaScope ajoutent un peu cette part de fiction. Ensuite, comment filmer un grand magasin ?! Car c’est un truc à la fois très gros mais tellement fait pour vendre des choses qu’il n’y a pas du tout de mystère dans la lumière. Une lumière très crue, très dure. Après une conversation sur l’évolution de la lumière, on a un travail très très basique sur la couleur (objectif, caméra, même le décor) : par exemple quelle couleur on interdit ; moi j’aime bien dire dans tel acte il n’y aura pas de vert. Ce sont des choses un peu invisibles, mais qui l’air de rien asseoient un peu l’image.
Alors, le tournage on peut le voir dans la première phase de l’écriture. Le tournage est comme une deuxième phase de l’écriture. Parfois en tournage, tout ne se passe pas comme prévu, on est amené à ré-écrire. As-tu eu un certain nombre de surprises ?
Bertrand Bonello : C’est vrai que le tournage c’est le cœur du film. Si on rate son tournage, on peut toujours faire des bidouilles au montage, mais on n’arrivera jamais à faire un bon film. Et puis c’est quelque chose qui coûte tellement cher, qu’on a une seule obsession lors du tournage : le temps. A cause de l’argent, on n’a pas le temps de se tromper. Quand on commence, on est déjà en retard. Pour moi, la partie la plus importante est la préparation : ce qui vient après l’écriture et le début du tournage. Généralement c’est deux mois avec l’équipe avant le tournage. Mais moi ça ne me suffit pas, alors je commence tout seul trois – quatre mois avant. Quand on prépare extrêmement bien un film, il y a beaucoup plus de chances que le tournage se passe bien. Et surtout que, comme un tournage ne se passe jamais comme prévu, on est mieux préparé aux changements. Je pense qu’un tournage est un mélange entre du rêve et de la réalité : quand on pense au film à son bureau, c’est du rêve, puis la réalité arrive. Si on est que dans du rêve, alors le film ne se fait pas. Si on est que dans la réalité, le film se fait mais il manque beaucoup de poésie. Alors on est toujours dans cet aller-retour entre comment on fantasme un film et comment il se fabrique réellement. Une bonne préparation permet de bien naviguer entre les deux. Et même s’il y a toujours des problèmes, que ce soit dans un studio ou pas, il faut trouver des réponses concrètes. Mais un tournage, ce n’est que ça : trouver des solutions. Chaque jour, le metteur en scène dit ce qu’il veut faire globalement, puis une cinquantaine de questions arrivent pour contredire des volontés.
Tu as la réputation d’être un réalisateur très calme sur le tournage.
Bertrand Bonello : C’est vrai. Je serais sur plateau fait d’énervements, d’hystérie, de cris, je n’arriverai pas du tout à réfléchir. Alors qu’un réalisateur a besoin de réfléchir tout le temps et très vite. Disons que j’aime bien le calme. Par exemple, une manière de me déstresser, car je suis très stressé sur un plateau, est de dire des bêtises, des mauvaises blagues, des jeux de mots pourris. Ca m’aide à réfléchir et privilégier des plateaux à la fois calmes et joyeux. C’est dans cette atmosphère que je suis bien. Même si on est pressé, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. C’est comme il y a deux sortes de problèmes : ceux que l’on ne peut pas résoudre, donc l’hystérie ne sert à rien, et ceux que l’on peut résoudre, et on les résout plus facilement quand on est calme.
Il y a parfois de la légèreté, de l’humour : comment peut-on en introduire dans un film aussi grave ?
Bertrand Bonello : Je pense que ce n’est pas forcément en le cherchant. Quand j’écris la première version d’un scénario, j’ai toujours quatre ou cinq scènes qui me viennent assez vite, qui sont pour moi les scènes les plus fondamentales du film. Pas les plus importantes en terme de narration, mais dont j’estime qui pourraient être les points forts du film, et qui forgent mon désir du film dans les mois et les années qui vont suivre. Ce sont des scènes qui viennent presque rapidement, comme des flashs. Quand les jeunes de NOCTURAMA sont dans le grand magasin, je voyais ce lieu comme un lieu de tous les possibles. Ils doivent attendre, alors ils vont aller ici et là, et pourquoi pas au maquillage. Je me suis dis qu’à un moment, il faut décrocher encore un peu plus du réel, avant d’arriver au troisième acte (l’arrivée de la police) : est donc venu l’idée de la descente d’escalier par un personnage maquillé.
Comment as-tu travaillé avec les acteurs individuellement ?
Bertrand Bonello : Le travail des acteurs est très très différent selon chaque acteur. Qu’ils soient connus ou pas, il y a la manière de parler. Puis, il y a des acteurs qui ont besoin d’être rassurés, par la typologie, les motivations, et d’autres qui n’en n’ont pas du tout besoin. Il y a des acteurs qui, au fur et à mesure des prises, sont de mieux en mieux, d’autres sont de moins en moins bons. Mon travail est, aussi, d’arriver le plus rapidement possible à comprendre qui j’ai en face moi durant les deux-trois premiers jours de tournage. Il faut savoir si c’est quelqu’un à qui je dois parler beaucoup, très peu, faire beaucoup de prises, en faire peu. C’est vrai qu’il y a toujours une sorte de maladresse dans les premiers jours, mais je considère que la moitié de la direction d’acteurs est de choisir le bon acteur. Quand je sens que j’ai une personne qui correspond à ce que je cherche, même si ce n’est pas exactement ce qui était attendu, je ne vais pas davantage l’embrouiller avec mille détails psychologiques qui vont le détourner de qui il est. Il y a 50% de ce que j’ai écris, et il y a 50% de ce que l’acteur amène. Il amène qui il est. C’est à moi de l’accueillir, même si ce n’est pas exactement ce que je cherchais. Il faut accepter certaines maladresses, au risque sinon de devenir trop artificiel.
J’ai mentionné plusieurs manières d’écriture. Je pense qu’il est aussi important de parler du montage, qui est une autre forme d’écriture. Il me semble que tu montes seul, parfois à deux.
Bertrand Bonello : Oui, c’est aussi important qu’écrire un scénario. En fait c’est exactement la même chose, on ré-écrit le film une deuxième fois. Sauf que là ce n’est plus avec l’imaginaire infini des mots. Mais on fait aussi plusieurs versions, puis on finit parfois par se perdre. Et il faudrait se donner le même temps pour monter qu’il faut pour écrire. J’essaie au mieux d’inclure l’écriture du montage dès l’écriture du scénario, comme par exemple les changements de points de vue dans NOCTURAMA qui est déjà écrit au scénario. Donc on fait une première version du montage exactement comme il est écrit dans le scénario, on s’aperçoit que ça ne marche pas aussi bien que ce que l’on voulait, alors il faut tout casser et tout refaire. On remet tout à plat, il faut tout remodeler, retrouver de nouveaux rapports entre les plans, refonder une nouvelle structure. Et puis, pour la plupart de mes films, il s’est toujours passé la même chose : vers la fin du montage, on revient au scénario mais par le biais des images, ce qu’on ne pouvait pas faire avant. Il fallait tout casser pour refaire la même chose. C’est parfois assez fastidieux et douloureux, parce qu’on se perd, mais c’est je pense que c’est le seul chemin qu’on peut prendre. Plus j’avance, avec mes sept long-métrages, moins j’ai de théories et moins je sais quoi faire au montage tellement c’est un endroit extrêmement mystérieux. Je pense qu’il faut vraiment éprouver les choses, les tenter, prendre des risques, pour y arriver.
Je voulais aussi revenir sur ta façon de finir tes films. Je t’ai entendu une fois parler d’expulsion du spectateur, hors du film.
Bertrand Bonello : Il y a une chose que je sais toujours, et cela très tôt, c’est quel sera le dernier plan du film. C’est rassurant. Je ne sais plus qui disait : « quand on a une fin, on a un film », ça veut dire qu’on peut rater tout ce qu’il y a avant, mais bon. Je ne sais pas si je referai de film ensuite, je n’ai pas vraiment d’idée ni de script, mais j’ai déjà la fin. Je sais déjà ce que serait le dernier plan, même si je ne sais pas ce que le film serait. Dans le cadre de L’APOLLONIDE, je sentais qu’on ne pouvait pas rester en 1900. J’avais la sensation qu’il fallait crever la bulle, et que le spectateur ne revienne pas en 2011 en sortant de la salle, mais revienne en 2011 dans la salle.