I Am Not Your Negro – le documentaire indispensable de Raoul Peck et James Baldwin

Il est presque impossible de parler d’une telle œuvre comme tout autre, tant le sujet et le propos prennent davantage de places que la forme. Par exemple, on ne peut pas parler facilement d’un film de Frederick Wiseman ou d’un film de Jean Rouch. Ici, I AM NOT YOUR NEGRO est bien plus qu’un bon documentaire. Là où Wiseman et Rouch dans le social, Peck est dans le politique. C’est surtout une œuvre importante, et terrifiante à la fois, tout simplement parce qu’elle touche une problématique qui ne devrait pas exister. Si bien que la musique jouée pendant le générique de début fait penser à un thriller. Cela correspond parfaitement avec la première mention de James Baldwin, dans un carton qui explique son geste d’écrire un ouvrage sur l’Histoire de l’Amérique à travers les meurtres de trois de ses amis (Medgar Evers, Martin Luther King Jr, Malcolm X). Ce documentaire se veut donc sobre, en adaptant cet ouvrage non fini de Baldwin, intitulé REMEMBER THIS HOUSE (souviens-toi de cette maison).

Et rien de mieux, pour le premier plan, que de montrer James Baldwin dans une émission télévisée. Et comme il le dit si bien : « Je ne crois pas qu’il y ait tant d’espoir (…) tant que les gens utilisent ce langage particulier. Ce n’est pas une question de savoir ce qui arrive aux Négros ici, ou aux Noirs là (…) mais la vraie question est ce qui va arriver à ce pays. » Et comme la plupart des films de Raoul Peck, I AM NOT YOUR NEGRO fonctionne tel un manifeste (ou un essai, peut-être) où le cinéaste se met à l’écart, prend du recul, et laisse ses personnages parler. Mais ce qui fonctionne aussi bien avec celui-ci, c’est que l’ensemble ressemble à une confession intime de la part de James Baldwin (avec la voix de Samuel L. Jackson, ou JoeyStarr dans la version française). Il s’adresse à nous tous : à travers l’information factuelle et son témoignage si vaste, il interpelle et provoque la réflexion du spectateur.

Raoul Peck n’a aucun intérêt personnel à en faire un film personnel, à y intégrer son jugement. Le point fort du cinéaste, depuis très longtemps, est d’insuffler un cri de rage par le montage et de réveiller la révolte. On se souvient de la cruauté de son LUMUMBA (2000). Il en va de même ici, mais avec l’appui de l’adaptation. En quelque sorte, l’approche littéraire de Baldwin et le style cinématographique de Peck sont complémentaires, voire jumelés. La grande justesse du chapitrage, et donc du montage du documentaire, est de démarrer par une sorte d’introduction douloureuse : les morts de Evers, King et Malcolm X. Ensuite, il est question de conter le processus qui a amené à une telle horreur ; que ce soient les trois assassinats ou la situation sociale immonde.

Ainsi, aussi bien Baldwin dans ses écrits que Peck dans son montage, il y a l’intention de déconstruire une image, de la remplacer par une autre. C’est le coup de maître du cinéaste, de placer des séquences en miroir. Il y a les images bouleversantes sur l’horreur du racisme et de la haine, confrontées aux images aveuglantes d’où jaillit l’espoir et la beauté. Dans le chapitre « Paying my dues », le montage montre bien comment le déclic a eu lieu chez Baldwin. Alors qu’il vivant paisiblement à Paris, sans véritablement saisir la tragédie sociale, la situation de Dorothy Counts l’a bouleversé. Comme l’écrivit James Baldwin, il y avait surtout de la honte, et ces problèmes ne pouvaient plus demeurer dans le simple état de discussion. A cet instant, le montage s’inonde (positivement) d’images outrancières, tel un choc qui fait prendre conscience et ouvre les yeux vers un environnement (et non plus un simple débat).

Une fois que la prise de conscience a eu lieu, James Baldwin – et donc le documentaire – en viennent à détériorer l’image des fameux « héros américains ». Par ses extraits choisis, le film montre que le rabaissement des Noirs était partout, même à l’écran et sur la scène. Au-delà de l’aveuglement, le chapitre sur les héros explique comment le racisme fut passé de pommades, pour mieux donner des raisons superflues des actes commis « nous avons fais une légende d’un massacre ». Le documentaire capte ainsi l’étendue du problème raciste, comment celui-ci s’est déployée à l’écran et dans les récits historiques. Ainsi, le documentaire de Raoul Peck permet une chose importante : vouloir instaurer une nouvelle image chez le spectateur qui supprimerait une certaine lobotomisation.

Lorsque le film entre clairement dans le vif de l’engagement politico-social de James Baldwin, il se décline très justement entre deux genres. Il devient aussi bien un objet de lutte / protestation, qu’un film d’horreur par ses images tragiques et douloureuses. Lorsque le film commence à s’inscrire véritablement dans les idéologies (soutenues par Evers, King et Malcolm X), il parle avant tout d’amour et d’humiliation intime. C’est ici toute la justesse émouvante de I AM NOT YOUR NEGRO : il ne dénonce pas, il ne condamne pas, il prône l’amour en explorant l’affront individuel. L’apport ultime de ce documentaire n’est pas dans la demande de considération, mais dans la dénonciation de la médiocrité de la société : là où les semblants (les images qui sont faites pour réassurer) sont en réalité l’héritage de la ségrégation. Le documentaire tend à faire rejaillir les images de la vérité. Celle où la terreur sociale, la différence des chances, l’incapacité à résoudre existent toujours, mais mis sous silencieux au profit d’un certain idéalisme. Raoul Peck s’allie aux propos de James Baldwin pour permettre une seule idée : que le cinéma puisse détourner le regard et que le spectateur puisse faire face à la vérité troublante.

I AM NOT YOUR NEGRO de Raoul Peck.
Basé sur les écrits de James Baldwin. Écrit par Raoul Peck.
Voix de Samuel L. Jackson (VO) et de JoeyStarr (VF).
Etats-Unis / 93 minutes / 10 Mai 2017.

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