Andrew Haigh nous avait déjà convaincu avec WEEKEND et 45 ANS, où la poésie mélancolique de l’esthétique révélait l’errance psychologique et physique de ses personnages. Dans ses films, ce sont des personnages qui recherchent autre chose, se tronquant d’une réalité qui les oppressent de plus en plus. Dans LA ROUTE SAUVAGE, le cinéaste britannique dresse le portrait de personnages abandonnés par la société. Il y a une part de politique dans le film, mais ce n’est pas le point de vue choisi. Andrew Haigh se concentre sur la vulnérabilité de ces personnages, dont les âmes se vident progressivement. Exactement à l’image d’une réplique de Chloë Sevigny : « c’est comme ça, c’est tout ». Le cinéaste britannique tente alors de retrouver des sentiments à travers son jeune protagoniste, adolescent rempli de rêves.
Le jeune Charley, interprété avec justesse et une subtilité innocente par Charlie Plummer, se voit confronter à un environnement cruel. Là où il pense trouver la satisfaction, il se retrouve finalement face une violente austérité et une accumulation de désillusions. Ainsi, Charley se met à partir en balade (et non en road-trip, qui signifie « voyage sur la route » : Charley ne prend pas beaucoup la route dans le film), arpentant plusieurs paysages aussi contraignants les uns que les autres. Il ne s’agit pas d’une errance, contrairement aux précédents films de Andrew Haigh. L’errance (ou la déambulation, aussi) n’a pas de but précis, alors qu’en prenant le départ, Charley a un objectif. Cet objectif rend le film encore plus touchant, encore plus bienveillant envers ce type de personnage. LA ROUTE SAUVAGE mêle habilement le désespoir d’un rêve à la détermination de l’atteindre dans le futur. On ne peut donc qu’apprécier ces longs plans dans lesquels Charley ne fait que marcher, ou courir, ou même lorsqu’il devient lui-même sauvage (manger dans un restaurant sans payer car affamé, s’introduire dans une maison pour laver son linge, recourir à la violence physique, …).
Cette détermination est le résultat d’une quête : celle où Andrew Haigh met en scène des personnages à la recherche d’un ailleurs où ils pourraient se sentir mieux. Dans LA ROUTE SAUVAGE, Charley poursuit l’idée de protection. Un film qui n’a rien à voir avec le western, mais davantage avec la balade, où les personnages secondaires sont si vivants : le cinéaste britannique arrive (à travers son jeune protagoniste) à donner une densité unique à chaque personnage secondaire. La relation humain / cheval n’est donc pas le coeur du film, étant davantage un moyen d’apporter de l’amour au jeune protagoniste. Parce que Andrew Haigh ne veut pas laisser son adolescent dans la solitude, le cheval étant alors l’image d’une attache à un rêve : « lean on pete » signifiant littéralement « repose toi sur Pete ». Le chagrin de Charley est si grand, vis-à-vis de sa cruelle expérience, que les paysages en sont la projection directe. L’adolescent affronte le désert comme il décide de rester déterminé face à la cruauté.
Cette détermination s’exprime parfaitement dans le cadre : grâce à son format en 1:85, le cinéaste britannique permet de capter un horizon et un hors-champs qui n’ont aucune limite. Le plus souvent au centre de l’image, Charley possède d’un espace infini autour de lui, pour poursuivre sa quête d’un ailleurs plus agréable et protecteur. La grande beauté de LA ROUTE SAUVAGE réside dans ces espaces immenses : l’adolescent se sent davantage en sécurité quand il marche dans le désert avec son cheval Pete, que lorsqu’il est en présence d’autres personnes. Andrew Haigh traduit cela par de longs plans larges (et non des plans-séquences) silencieux dans le désert, ou par un cadre resserré lorsqu’il est avec d’autres personnages (ce cadre resserré faisant ressortir le danger instantané et l’isolement de Charley face à cela).
Le format du cadre de LA ROUTE SAUVAGE permet au cinéaste britannique de privilégier la hauteur du cadre plutôt que la largeur. Il est certain qu’en cinémascope, le film n’aurait pas eu le même impact sur les paysages. Parce qu’avec ce choix, Andrew Haigh filme des espaces qui engloutissent ses personnages, et surtout leurs corps. Entre l’eau (il y a un isolement passionnant dans un point d’eau), la terre (le désert) et les airs (une sorte de mélange entre crépuscule et aube), LA ROUTE SAUVAGE fait transpirer et voyager les corps dans plusieurs conditions. Les mouvements de caméra sont aussi importants que le cadre, préparant et maintenant les corps dans plusieurs formes temporelles. Les travellings de Andrew Haigh sont beaux car ils traduisent plusieurs sensations. Il y a celle du mouvement lent qui met beaucoup de temps à atteindre son objectif. Il y a celle du mouvement qui indique un événement imminent. Puis il y a celle du mouvement passionné, un mouvement radical et rapide. Parce que, dans LA ROUTE SAUVAGE, la détermination se conjugue à la passion : c’est pour cela que les corps sont prêts à subir les espaces.
Une passion qui se retrouve dans toute l’esthétique du film. Dans ces espaces très ouverts, caractérisés pendant un moment par le désert, l’esthétique alterne toujours entre l’obscur et la percée d’une lumière. Andrew Haigh livre une ode à la liberté et au rêve au sein même du désespoir. A la manière de ses précédents films, le cinéaste britannique privilégie le solaire, le jovial à la souffrance et à l’extrême violence. LA ROUTE SAUVAGE met de côté l’expression des troubles intimes, pour exprimer un détachement. Dans chaque scène, la caméra tend à effacer progressivement l’obscur, la noirceur de la cruauté (troubles intimes) pour mettre le focus sur l’horizon et donc sur un moyen de se libérer (le détachement). Grâce à cela, le film est davantage lumineux (scènes de jours) que sombre. Pourtant, la caméra ne fait qu’accompagner son jeune protagoniste. Au fil de ses rencontres et de ses expériences, Charley a besoin d’un soutien. La caméra de Andrew Haigh le propose, sans pouvoir faire davantage. En effet, la délicatesse de l’esthétique est aussi dans la manière dont le cadre capte son protagoniste : une certaine impuissance se dégage face aux événements. Mais tout en restant dans la bienveillance (le cinéaste privilégie le respect à la cruauté, comme Steve Buscemi qui est vu comme un second père, plutôt qu’un patron aux attitudes douteuses), car proposant de s’échapper et de continuer à rêver.
LEAN ON PETE (La route sauvage)
Réalisation : Andrew Haigh
Casting : Charlie Plummer, Steve Buscemi, Travis Fimmel, Chloë Sevigny, Steve Zahn, Justin Rain, Lewis Pullman, Bob Olin, Teyah Hartley, Rachael Perell Fosket, Alison Elliott
Pays : Royaume-Uni
Durée : 2 h
Sortie française : 25 Avril 2018