Quand une séance de POUR SAMA dans une salle obscure est terminée, il est impossible d’en sortir indemne. Le documentaire peut faire appel à plusieurs émotions, et plusieurs sensations, en même temps. Il peut être bouleversant, tendre, choquant, terrifiant, triste, etc. Il s’agit d’une grande expérience à la fois humaine et cinématographique. Le principe même de tout filmer (presque) à la première personne est un argument d’immersion, c’est ce qui provoque cette expérience et les émotions. Nous sommes donc plongés au cœur d’une tragédie, celle du massacre d’Alep. Le film témoigne principalement de la période où la ville était en état de siège, jusqu’à l’exil forcé des dernier-ère-s habitant-e-s. Mais surtout, POUR SAMA est davantage qu’un film, parfois un manifeste, d’autres fois un cri pacifique, aussi par moments un geste de résistance, puis un message à la petite fille Sama.
Il s’agit d’une œuvre complète et indispensable, à la fois cruelle, tragique, touchante et plein d’amour. Parce que Waad al-Kateab n’appelle jamais au combat, la résistance est purement humaine. Dans la cruauté et la tragédie, la journaliste filme son quotidien fait d’amour, de générosité, d’amitiés et de détermination. Celle où les dernières personnes qui survivent tiennent à rester à Alep, car c’est leur maison, c’est leur vie. Ainsi, POUR SAMA montre comment l’amour est une forme de combat, surtout quand l’oppression est hors-champ et continue de s’abattre continuellement. Waad al-Kateab filme l’intimité et le sens du collectif (dans l’idée du vivre ensemble) contre l’aveuglement et la mort. Aidée par quelques images d’archives montées par le cinéaste britannique Edward Watts, elle réussit à nous faire voir un espace et des vies qui s’écroulent petit à petit. POUR SAMA crée un vertige de plus en plus déstabilisant, au fur et à mesure que la ville laisse place aux ruines, et que le nombre de personnes à filmer se réduit. Un vertige également propulsé par le cadre : comme pratiquement tout est subjectif dans le regard, Waad al-Kateab n’a jamais le temps de réfléchir pour savoir où poser sa caméra, quelle distance prendre, etc.
Le vertige se crée grâce à l’instantané, grâce à l’impuissance face à la situation. La journaliste compose donc son acte pacifiste en quatre actes précis. Le premier acte est son geste de journaliste, où elle sait très bien que filmer est une forme de résistance. Le pouvoir de l’image est pluriel, et quand il s’agit de le confronter à la politique, il n’y a rien de mieux que de montrer le politique. C’est-à-dire que, face à l’oppression hors-champ, les images créées par Waad al-Kateab permettent de voir un nouveau point de vue, de créer un contrepoint, d’entrer dans le vif du sujet. Mais surtout, la création d’images permet souvent de remplacer la parole, d’être un parfait substitut lorsque la parole ne peut pas exprimer certaines émotions et sensations. L’image est ici un cœur qui bat, celui d’une communauté qui vit dans la peur mais qui peut compter sur son humanité intrinsèque.
Ce qui amène directement au deuxième geste de l’acte pacifiste, où les images de POUR SAMA permettent de montrer le cœur du « être ensemble » et du « vivre ensemble ». Nul besoin d’introduction ni de présentations, Waad al-Kateab nous plonger progressivement dans l’horreur mais aussi dans la beauté de la solidarité humaine. Le deuxième geste consiste donc à toujours être entouré, à témoigner d’une force collective où chaque personne contient la détermination et l’angoisse à la fois. L’une des plus belles scènes montre une discussion bouleversante avec un jeune garçon sur un balcon. Dans l’arrière-plan, Alep est quasiment vide, pleine de ruines et de silence. Sur le balcon, Waad al-Kateab est derrière la caméra, discutant avec le jeune garçon qui avoue vouloir rester absolument à Alep, ne jamais vouloir partir de son plein gré, malgré la tragédie environnante. Toutes les autres scènes en sont très proches, dans le soutien moral et physique que s’apportent les un-e-s et les autres.
Waad al-Kateab nous immerge dans le palpable, dans le vrai, même lorsqu’il s’agit de montrer des moments très crus et profondément tristes. Surtout dans les scènes se déroulant en hôpital, car la journaliste possède tout le courage nécessaire à son métier, où elle témoigne de chaque instant du quotidien peu importe l’espace. L’oppression, la cruauté, l’horreur sont partout, tout comme le danger. Il n’y a plus un seul espace, un seul recoin qui peut apporter de la sécurité. Waad al-Kateab filme surtout des visages (aux multiples expressions selon les situations), mais aussi des corps pressés, des corps blessés, des corps inanimés, des corps errant, des corps contre des corps, etc. POUR SAMA est à la fois physique et mental, comme le troisième geste, où Waad al-Kateab n’hésite jamais à filmer le courage de ceux qui soignent les blessés. Tout comme son mari Hamza. Alors que celui-ci est parfois en direct à la télévision étrangère pour témoigner de la situation, Waad al-Kateab préfère le montrer en train de soigner des personnes.
Comme il est souvent dit dans le film, ils/elles attendent que le monde entier réagisse face à l’oppression. Ainsi, les images montrent la puissance que les instants du quotidien procurent. De la naissance d’un amour, en passant par un mariage rapidement effectué, jusqu’à la naissance de Sama, Waad al-Kateab célèbre la vie et l’amour dans son film. Ce n’est pas un hasard que la journaliste dédie son film à sa fille Sama, le construisant aussi comme une lettre d’amour. C’est là le quatrième geste de son acte pacifiste : là où les images transmettent les angoisses et l’amour d’une mère. Dans toute cette vérité, les images sont captées comme si elles pouvaient être les dernières. Il fallait alors tout filmer, absolument tout, de la tendresse à l’horreur, de l’intimité au collectif, pour témoigner de la vie et du courage. POUR SAMA montre comment des images banales peuvent devenir un geste puissant pour parler de tendresse et de cruauté.
POUR SAMA (For Sama)
Réalisation Waad al-Kateab, Edward Watts
Pays Syrie, Grande-Bretagne
Distribution KMBO
Durée 1h35
Sortie 9 Octobre 2019