REBECCA est le premier film que Alfred Hitchcock réalisa lors de son arrivée aux États-Unis. Futur succès qui propulsa définitivement Hitchcock au rang des plus grands cinéastes, le cinéaste n’a pas pour autant coupé tout lien avec la Grande-Bretagne. Le récit est situé dans l’une des plus célèbres régions de la Grande-Bretagne : Cornouailles (en français). Mais surtout, il s’agit de l’adaptation d’un roman britannique, de l’auteur Dahpne du Maurier. Déjà très en vogue à l’époque en G-B, l’adaptation d’œuvres littéraires permet de vivre des histoires que les lecteurs ont aimé lire (comme le dit si bien Hitchcock). Ce que l’écriture ne peut pas faire, mais ce que l’esthétique cinématographique permet, le cinéaste le réalise : l’espace est présenté ici avec une double approche : entre imaginaire illusoire et réalité éprouvante.
Mais venons-en à REBECCA, succès plus retentissant que LA TAVERNE DE LA JAMAÏQUE. Alfred Hitchcock joue ici avec le temps. Le château est un récit à lui seul, un personnage qui traverse le temps : le passé plane toujours au-dessus du présent, définissant ensemble le futur. Plus le film progresse, plus les détails de l’espace habité prennent de l’importance. Au départ, il s’agit surtout d’une adaptation à un nouvel espace, par la découverte de chaque pièce, de chaque détail. Une fois cette notion achevée, Hitchcock bascule dans la personnification du château : celui-ci devient le centre de l’intrigue. Plus la durée du long-métrage progresse, plus le château se tourne vers son passé. Chaque pièce devient le miroir de son état passé, dans lequel les protagonistes ne sont plus que des témoins (pour Laurence Olivier et Judith Anderson) ou des spectateurs (pour Joan Fontaine et George Sanders). Jusque dans les attitudes de Laurence Olivier, qui ne fait que traverser et revoir le passé (la scène de la robe, notamment), à celles de Judith Anderson, dont le personnage semble être coincé dans les murs du passé (cette manière de carresser les fourrures, brosser les cheveux, etc).
L’ambiguïté du film ne s’arrête pas au jeu temporel qu’effectue le cinéaste. Le château de Manderley est aussi un argument géographique. Ne voulant jamais dévoiler où se trouve la demeure, Hitchcock isole son espace habité pour n’offrir aucune possibilité de recours, d’issue. Le château n’est pas un piège, mais comme un cul-de-sac : peu importe la pièce, le couloir, le matériel décoratif, le spectateur est heurté comme le sont les personnages face aux souffrances du passé et du présent. Il faut remarquer comment, avec sa caméra, Hitchcock prend soin de toujours supprimer le maximum de profondeur, permettant aux murs de s’imposer et aux arbres de supprimer l’horizon des fenêtres. Même quand une porte est au départ mystérieuse, lorsqu’elle est franchie, la pièce est un isolement et un effondrement supplémentaire. L’esthétique dans le château fonctionne sur une idée simple : le hors-champ. Le personnage de Rebecca n’apparaît jamais physiquement, mais est bien présent dans les différentes ambiances et tons (il est possible de couper le film en plusieurs actes distincts). Rebecca est donc un fantôme que personne ne voit, mais dont l’influence est marquée par chaque plan : comme si le hors-champ traduit l’angoisse du passé et de l’avenir à la fois. Le hors-champ n’étant alors que l’écrasement des personnages vivant dans une illusion quotidienne.
L’adaptation du personnage de Joan Fontaine n’est pas un élément aisé : la musique et les mouvements lents de caméra mettent en évidence une sorte d’anachronisme, comme si ce personnage ne peut pas appartenir à cette demeure. Alors que, en contre-champ, le personnage de Laurence Olivier a des attitudes plus fluides et la caméra le capte en plans plus larges, comme s’il nageait dans l’espace comme un poisson dans l’eau. Mais rapidement, les deux personnages se retrouvent ligotés à l’illusion d’un conte enchanté. Or, ce conte est tâché par une psychologie destructrice, qui se révèle petit à petit, jusqu’à imploser (et exploser). En effet, avec cette volonté de film de fantôme qui se joue du temps, ce n’est plus la vie des personnages qui est explorée. Leur existence et la vitalité de leurs corps sont comme figés, alors que la mort (celle de Rebecca) se met à vivre au grand jour, déambulant dans chaque plan.
REBECCA de Alfred Hitchcock
Avec Laurence Olivier, Joan Fontaine, George Sanders, Judith Anderson, Nigel Bruce, Reginald Denny, C. Aubrey Smith, Gladys Cooper, Florence Bates,
États-Unis / 130 minutes / 1940 (France : 1947)