La route de sang

« L’histoire du film (entendre ici le projet) est longue » comme le dit le jeune cinéaste Gauthier Manot. L’expression convient également à son court-métrage, tant le récit semble s’étendre à davantage que ce qui est montré. Dès les premiers plans, le film entraîne le spectateur dans deux récits hors du temps. Le premier concerne ce film diffusé dans la télévision, qui remplit d’abord l’écran, avant un travelling arrière qui montre qu’il s’agit d’un poste de télévision. Le second est énoncé par un journaliste, qui annonce le transfert d’un prisonnier d’une prison à une autre. Ainsi, Gauthier Manot pose déjà ses deux ambiances de genres : le western et le crime. La seconde information, à propos du prisonnier, invite le spectateur à imaginer l’acte meurtrier, à se l’approprier comme un rapide acquis pour entrer dans le court-métrage. Il invite, en quelque sorte, le spectateur à juger par lui-même l’acte. Jusqu’à ce que le spectateur se personnifie avec la présence du comédien Eric Rolland.

Le genre du crime est évident dans la mesure où un prisonnier est recherché. Le genre du western était le plus compliqué à mettre en place, tant le western moderne a fait preuve de plusieurs approches et appropriations (on peut parler de REFROIDIS du norvégien Hans Petter Moland, aussi un western qui s’inclut dans le genre du crime). La nuance apportée par Gauthier Manot est dans la confrontation des deux personnages. Les seuls « bons » dans ce film (la prostituée, le barman et la réceptionniste) sont relégués à des apparitions. C’est alors une sorte de duel silencieux entre la brute (l’homme qui va chercher le prisonnier) et le truand (le prisonnier). Tel un jeu de miroir constant entre un vilain et un autre qui devient un vilain. A voir ici l’utilisation de la télévision : d’abord un vecteur d’information qui souffle un vent de liberté, puis un cadre qui met au même niveau / dans le même plan deux photos de deux hommes recherchés. En voulant se libérer, Vincent (alias Eric Rolland) n’est plus le nemesis de Maxime Horsus (Maxime Gonçalves) mais son égal nuancé.

Je mentionnait précédemment un duel silencieux, c’est parce qu’il n’y a pas beaucoup de dialogues dans le court-métrage. Ainsi, Gauthier Manot dit qu’il n’en a pas forcément besoin, car la confrontation physique est suffisante. Et sa mise en scène lui donne raison, car les nombreux plans fixes – souvent en champ / contre-champ – participent à ce travail de miroir vilain / nouveau vilain dans le genre western. Même si la scène où Maxime Gonçalves est agenouillé à terre avec une pelle en plein milieu d’un bois, avec Eric Rolland derrière pointant un pistolet, est trop courte, elle arrive à lancer une tension dans le revirement du protagoniste. Accompagné par la solitude, la mélancolie et l’alcool dans sa première scène, il devient ensuite un corps robuste se présentant comme une muraille. Il finit par s’immobiliser de plus en plus, s’imposant face à des situations qui le gênent (comme avec la prostituée, quand il pleure et se mord la main, quand il est opposé à deux policiers, etc).

Toutefois, il y a quelques instants ambiguës ou même qui manquent de profondeur. Ce fameux bar est comme un noyau dans le court-métrage, représentant l’état émotionnel du protagoniste. La solitude de départ est trop isolée. Quelques figurants en arrière-plan, dans un flou, auraient permis de saisir l’entière mélancolie solitaire du protagoniste, refermé dans son propre monde sombre. Car l’obscurité arrive ensuite, par tous les actes commis (on y reviendra). En quelque sorte, c’est comme si le protagoniste pourrait être n’importe où, le bar n’ayant aucune identité propre qui affecterait son état. Parce qu’il y a une scène où la mise en scène se repose sur ses acquis. Lorsque Vincent quitte la chambre dans laquelle il était avec la prostituée, il aperçoit la réceptionniste téléphoné à son propos. Voyant son portrait dessiné à la télévision, il choisit de couper le fil du téléphone et lancer un mauvais regard. La conversion en vilain est totale, sauf que ce personnage ne devrait jamais en être un à part entière. Au contraire, cette scène aurait dû porter l’excès de mise en scène (telle une fuite) où sa vengeance torturée (acte personnel issu d’une solitude) prendrait encore le dessus.

Cependant, il est impossible de passer à côté des intéressantes propositions esthétiques. Avec un étalonnage qui désature l’image, le peu de place laissé à la lumière naturelle, etc… : il y a l’intention louable de porter l’ambiance et les attitudes vers un imaginaire chaotique. Mais attention, il s’agit d’un chaos intime, individuel. La vengeance torturée se traduit très bien dans plusieurs oppositions esthétiques. Il y a d’abord celle où la lumière rouge écarlate est utilisée pour expliciter le sexe puis le sang. Mais beaucoup plus intéressant, l’esthétique accable ses personnages. Déjà par les plans fixes souvent très rapprochés, Gauthier Manot entend explorer la sensation du Mal chez les personnages, et comment cela affecte leurs émotions instantanées. Ensuite par la photographie qui enferme les personnages dans des situations tendues (le bois, la voiture, le motel, le bar, les hautes herbes face aux policiers, etc). Dans les deux cas, l’esthétique crée l’ambiance du western, et l’explore au maximum pour prendre le point de vue d’une seule idée : devenir un vilain. Comme si l’ambiance sombre et désaturée jaillissait du personnage qui exprime une vengeance, parce qu’il a davantage à perdre, parce que sa transformation en vilain est en cours, alors que le prisonnier est piégé dans sa fatalité de mort.

LA ROUTE DE SANG de Gauthier Manot.
Avec Eric Rolland, Maxime Gonçalves, Laurent Devisme, Léa Josselin, Jacqueline Gautier.
France / 18 minutes / 2017.

4 / 5