Oubliez les schémas traditionnels de narration, oubliez les codes de dramatugie habituels. Ala Eddine Slim ne raconte pas d’histoires, il crée des postulats sous forme d’éléments déclencheurs, pour ensuite construire sa mise en scène et son esthétique. SORTILÈGE porte bien son titre, car il est comme une rêverie. Le film contemple ses paysages (urbains et naturels) et le rapport de l’humain avec la nature. Le long-métrage commence pourtant comme une chronique, celle d’un soldat qui décide de s’enfuir. Suite au décès de sa mère, ce jeune soldat tunisien reçoit une permission, mais ne reviendra jamais. Cela donne lieu à une errance entre des lieux urbanisés et des lieux naturels sauvages. La caméra suit scrupuleusement le parcours errant du soldat tunisien en fuite, mais avec de nombreux plans larges. Le cinéaste filme une errance qui s’engouffre dans la jungle urbaine, comme si ces espaces l’absorbent pour le cacher. Emporté par les espaces qu’il traverse, le soldat tunisien est emporté vers la nature, dans laquelle il finira par s’installer.
Cet emportement est très lié au cadre, dont le mouvement indique toujours la direction prise par l’errance. Jusqu’à la moitié du film, où un fabuleux et audacieux plan-séquence surgit. Le soldat tunisien, blessé, parcourt un long chemin de terre pour se réfugier dans une forêt. La caméra le suit, le cadrant de dos, sans jamais couper au montage. Un plan-séquence à la fois troublant par son angle de vue, ambiguë par ce parcours incertain (vers la mort, peut-être), et contemplatif car silencieux et attentif. Un merveilleux plan-séquence qui marque la rupture du film, scindé en deux parties. Car suite à ce plan-séquence, le film fait un saut de quelques années (dont le nombre est inconnu). Ala Eddine Slim embarque son cadre dans un univers à la fois mystérieux (presque surréaliste), tragique et sauvage. Même si la première partie est une course poursuite avec des moments vraiment violents, tout le film est cadré comme un conte fantastique. Par ses mouvements lents de caméra, par la grande place des paysages dans les plans larges et par l’accentuation des couleurs au montage, SORTILÈGE a cet esprit très surréaliste qui propulse son regard hors du temps. Comme si tout le film a l’ambition de ramener ses personnages vers ses origines sauvages, pour mieux appréhender un rapport charnel avec la nature.
Le cadre pousse à nous interroger sur les images que l’on voit, pousse à nous questionner sur les espaces filmés. Le hors-champ et le champ forment une même unité, avec toute l’incertitude de l’inconnu. Le silence y est pour beaucoup, synonyme d’inconnu dangereux, d’imaginaire de tous les possibles, et d’une communication absolument surréaliste. L’une des meilleures idées du film est clairement cette communication entre les personnages, sans parole, où les yeux sont filmés en gros plan avec des mots apparaissant dans les pupilles. Dès le premier gros plan sur un œil, on comprend que Ala Eddine Slim filme le regard, celui que l’on pose sur autrui, et celui que l’on pose sur la nature. Le cinéaste crée donc un nouveau rapport entre l’empreinte du réel et la fiction. Autant la contemplation du film est d’abord portée sur un esprit presque documentaire, autant la progression du récit amène le cadre vers une ambiance très imaginaire. Il y a un détachement gradué du documentaire vers la fiction surréaliste. La chronique du soldat qui s’enfuit devient petit à petit une composition surréaliste où le contraste est important : de l’obscurité vers la lumière, du bruit urbain vers le silence ambiguë de la forêt, de la claustrophobie vers l’ouverture totale illimitée. SORTILÈGE est un geste de cinéma osé, libre de toute interprétation, ce qui lui confère une profondeur et une liberté totales.
SORTILÈGE (Tlamess) ; Écrit et Dirigé par Ala Eddine Slim ; Avec Abdullah Miniawy, Souhir Ben Amara, Khaled Benaïssa ; Tunisie / France ; 2h ; Distribué par Potemkine Films ; Sortie salles le 19 Février 2020 – En VOD le 22 Avril 2020