Uncut Gems

Dans le cinéma indépendant américain, il y a un duo de cinéastes très intrigant. Entre la revendication d’un paysage new-yorkais et d’un art underground, les frères Josh et Benny Safdie se sont imposés comme des cinéastes importants. Révélés avec MAD LOVE IN NEW YORK, petite pépite troublante et surprenante. Puis la confirmation unanime avec l’envoûtant et électrique GOOD TIME. Maintenant, ils reviennent avec UNCUT GEMS, en s’associant avec Netflix et en dirigeant Adam Sandler. Et il est clair que les frères Safdie nous offrent ici leur meilleur film jusqu’à présent. Leur cinéma et leur style ne fait que progresser vers davantage de densité, de complexité, de propositions formelles. Adam Sandler incarne avec intensité un propriétaire de bijouterie qui est toujours à l’affût d’un gros coup pour se faire davantage d’argent. Les frères Safdie explorent donc le monde de l’argent, où l’avidité de son accumulation règne, mais sans jamais juger un seul personnage ou un seul acte de leur part.

Un troisième film qui montre, une nouvelle fois, que l’alliance entre la forme et le fond peut faire des merveilles. Chez les frères Safdie, le cinéma est un moyen de créer l’illusion de l’imaginaire (par les images) par-dessus un regard sur un moment de vie concret. Encore une fois, le duo de cinéastes prouvent qu’un bon scénario ne suffit pas à faire un bon film. Et il n’est pas question de chercher de l’empathie chez le protagoniste incarné par Adam Sandler. Il est question de vivre sa propre expérience. Parce que le Cinéma est une affaire d’expérience formelle par-dessus une histoire. UNCUT GEMS est donc une immersion totale dans la vie chaotique du protagoniste. Alors que le film nous dit constamment à quel point Howard est en danger et à quel point il est pourtant déterminé, les frères Safdie convertissent cela dans une mise en scène du mouvement interrompu. Chaque personnage est toujours dans la mobilité, d’espaces en espaces, car c’est la manière de rester en vie et de ressentir la vitalité de leurs obsessions.

Dans cette vitalité du mouvement, il y a à la fois l’énergie du pouvoir, l’urgence des intentions des personnages, la rage et la violence des sensations à des instants donnés. Un chaos où la mise en scène n’a pas le temps de s’arrêter pour prendre le temps de parler, de communiquer calmement, de faire preuve d’émotions. Le chaos est une brutalité frénétique. Celle d’un romantisme tourmenté, étourdissant, vulgaire. Puis celle de rêves impossibles, qui cherchent à être atteints depuis le cauchemar infini qui écrase tout dans chaque mouvement. Chaque mouvement exprimant un chaos est une énergie qui montre des personnages étouffants sous le poids de situations qui leur échappent. Que ce soit le protagoniste ou tous les personnages qui gravitent autour de lui, les images saisissent des esprits et des cœurs prisonniers d’une vie faite d’échecs successifs. UNCUT GEMS montre un New-York vaste et rempli de possibilités, de libertés, de rêves, mais le tout restant dans une illusion qui se réitère tout le temps.

Les frères Safdie nous livrent un trip très mouvementé, mais surtout désorienté. Dans ces mouvements permanents dans le chaos, la caméra colle ses personnages et nous entraînent dans un univers extrêmement bruyant et grossier. Comme les mouvements dans le temps, la caméra ne peut jamais se poser pour regarder ses personnages, avec un montage très dynamique qui laisse le hors-champ dans la paisibilité et se concentre sur l’énergie désespérée d’un instant dans un coin d’un espace. UNCUT GEMS est monté comme un jeu de pistes à la fois déterminé mais mystérieux. Les personnages ont des objectifs, mais l’illusion et la confrontation rendent les images plus intenses. Il y a quelque chose de l’ordre du vertige, dans ce film, où les frères Safdie enclenchent toujours un mouvement dans la désorientation. Un vertige très chorégraphié, caractérisant une ville qui est à la fois l’espace de pouvoir et l’espace des abîmes intimes.

À partir de là, les frères Safdie réitèrent leur propre style esthétique qui fait tant leur succès mérité. Une forme poétique car elle est franche, généreuse, comme en pleine implosion. Il s’agit du bouillonnement intime dans tous les mouvements du chaos et tous les mouvements des rêves. Une sorte d’hyper-réalité hypnotique (à la fois pour les personnages et pour les spectateur-rice-s), et déstabilisante (capter la désorientation de la mise en scène dans les nombreux espaces). Accompagnée d’une musique envoûtante et très importante dans le ressenti instantané, la photographie fait le portrait d’une toxicité qui devient une drogue immatérielle. Dans toutes ces couleurs éclatantes et flamboyantes – même au plus profond des nuits, UNCUT GEMS est bien la preuve que le cinéma des frères Safdie est une fantasmagorie du chaos moderne. En maniant une caméra qui produit un cadre fonctionnant comme une projection mentale des personnages. Le cadre et la photographie agitent la violence, la sensualité, les rêves et la frénésie de chaque mouvement et de chaque rapport entre les corps. Une projection digne d’une représentation d’opéra, où chaque note (chaque image) est la perception de l’imaginaire dans la réalité chaotique. Déjà l’un des meilleurs films de l’année, assurément.


UNCUT GEMS ; Réalisé par Josh Safdie et Benny Safdie ; Écrit par Ronald Bronstein, Josh Safdie et Benny Safdie ; Avec Adam Sandler, LaKeith Sanfield, Julia Cox, Kevin Garnett, Idina Menzel, Keith Williams Richards, Eric Bogosian, Judd Hirsch, Tommy Kominik ; États-Unis ; 2h15 ; Sorti sur Netflix le 31 Janvier 2020