Wendy, de Benh Zeitlin

Il était une fois, en 2012, l’arrivée sur nos écrans de LES BÊTES DU SUD SAUVAGE de Benh Zeitlin. Sundance, Cannes, Deauville, Londres, Toronto, et tant d’autres : le film a reçu un nombre incroyable de récompenses. La consécration dès un premier film. On se souviendra longtemps de ce bijou de cinéma artisanal, de cette fable humaine qui regarde la fin d’un monde. Il est devenu rare, de nos jours, de trouver des cinéastes (et des films) qui posent un regard si subjugué et fasciné par les paysages naturels. Benh Zeitlin tourne en 16mm, donnant une dimension mystique à la nature, entre sa beauté et sa violence. Un regard qui lorgne du côté primitif, là où l’homme est au monde et non l’inverse. Et même si l’approche esthétique de Benh Zeitlin donne parfois l’impression de remplissage excessif, c’est seulement parce qu’il se laisse envahir par les espaces, parce qu’il laisse l’enthousiasme de l’aventure respirer dans la création d’images. Avec Benh Zeitlin, le minimalisme narratif et matériel lui permet de convoquer le pouvoir de suggestion des images. C’est tout ce qu’il poursuit avec son nouveau long-métrage WENDY, relecture moderne du conte Peter Pan. N’attendez surtout pas une fidélité absolue ou une grille de lecture sur le conte, car Benh Zeitlin ne fait que s’en servir pour aller ailleurs. Il n’est pas anodin que le film s’intitule WENDY, tant le cinéaste décale le point de vue vers ces personnages qui sont de passage dans l’île mystérieuse. Tout comme Wendy est fascinée par le passage du train, c’est le passage des enfants dans l’imaginaire qui fascine le cinéaste.

Ce train qui passe juste devant le diner géré par la mère de Wendy, James et Douglas. Sauf qu’il passe dans l’indifférence la plus totale auprès des adultes, mais est remarqué par chaque enfant – captivés par le mystère qu’il procure (où va t-il, qui transporte t-il). Un peu comme Benh Zeitlin lui-même, qui a disparu des écrans pendant huit ans avant de revenir avec WENDY, travaillant sur ce long-métrage et rejetant plusieurs appels du pied d’Hollywood. Ce qui colle totalement à son exploration, tant ses deux films captent une forme de surgissement : celui de l’imaginaire au sein d’une réalité qui manque de poésie. Il n’est donc pas innocent de devoir attendre une demi-heure pour voir apparaître l’île mystérieuse dans le film. Benh Zeitlin prend le soin de construire le départ du mouvement : ce diner filmé comme un univers crépusculaire, synonyme d’une Amérique profonde emprisonnée dans l’absence de rêve, vivant dans la cruelle réalité des inquiétudes et des responsabilités adultes. Dès le début, il y a la question du regard que le cinéaste et les personnages posent sur le monde, sur le réel. Les gros plans sur les visages sont autant des signes de détresse que la caméra virevoltante est un signe d’une fatalité : celle d’être destiné à grandir et rester dans ce diner. Sur un fond musical tantôt mélancolique tantôt fanfaronne (pour amorcer l’élan du mouvement échappatoire), Benh Zeitlin transforme l’amertume de l’intérieur du diner en un voyage énigmatique à bord d’un train. Ce n’est pas étonnant de voir que la seule animation provient des enfants eux-mêmes, qui s’extasient devant les récits passés des adultes.

Une phrase résume parfaitement ce premier acte, lorsque la mère dit à ses enfants « Les choses changent, les rêves changent », même si ceux-ci ne veulent pas s’y résoudre. Le regard enthousiaste des enfants sur le monde est celui que va progressivement adopté Benh Zeitlin. C’est avec toute logique que tout est filmé à hauteur d’enfant : pas de caméra à l’épaule, mais une caméra au niveau de la taille chez un adulte. La caméra ne prend pas de hauteur vis-à-vis de son récit et de ses paysages, pour préserver ce regard innocent de l’enfance qui permet de croire encore dans les contes. « Votre vie passera, et rien ne se produira jamais » ? Benh Zeitlin prend le temps de contredire cette pensée, pour (re)créer l’image insouciante. Cette image qui n’a pas peur d’explorer, de contempler, d’imaginer et de se laisser envahir par le trop-plein d’idées. À coups de tambours, les images amoureuses du paysage de la Louisiane défilent devant nos yeux, comme s’il fallait réapprendre à voir. De l’eau jusqu’au ciel en passant par la terre (qu’elle soit florissante ou aride), la caméra se saisit de tout ce qui compose la nature. Avec Benh Zeitlin, l’imaginaire fantastique se nourrit de la jonction entre plusieurs images qui explorent l’existence d’éléments paraissant insignifiants. Chaque mouvement et chaque regard sont des moyens pour trouver la part organique des paysages, jusqu’à remplir le cadre de l’infini horizon. Comme si la nature se mettait à jaillir sous nos yeux, dans toutes ses possibilités insoupçonnées, grâce à nos yeux qui se reconnectent à l’insouciance de l’enfance.

L’image insouciante est celle qui évacue tout réflexe intellectuel et illustratif (de la dramaturgie) pour continuer à croire en la puissance de la suggestion. Déjà dans LES BÊTES DU SUD SAUVAGE et encore maintenant dans WENDY, l’image par Benh Zeitlin n’est pas un élément qui vient se greffer à un propos. L’image est une traduction de pensées et des rêves (de l’esprit et du cœur, donc) qui ne se fixe aucune limite. Chaque plan est une découverte, une sensation nouvelle, qui fait déborder le champ du réel vers l’intrusion délicate de l’imaginaire. Tels des enfants à une fête foraine : accompagnés de leurs parents, les enfants naviguent entre les attractions et admirent les possibilités de rêver. Puis, lorsque leur regard s’est emparé d’un rêve, leur corps franchit la frontière et se propulse dans l’attraction. Pendant le moment de l’amusement, c’est un autre monde qui parcourt le corps et l’esprit d’un enfant. Les films de Benh Zeitlin fonctionnent ainsi : c’est un passage dans l’imaginaire, dans lequel il n’y aucune raison de chercher à inclure une rationalité ou une dramaturgie, car cela appartient au monde des adultes. Au cœur de l’attraction, et donc de l’imaginaire, l’insouciance règne. Avant, évidemment, de sortir de l’attraction pour se confronter à nouveau à la réalité. WENDY finit par aller dans cette direction, là où le temps rattrape fatalement l’insouciance. Parce que l’imaginaire n’est pas un point fixe dans le temps, et qu’il faut malgré tout grandir. À travers la sensorialité organique avec laquelle Benh Zeitlin filme les paysages, l’imaginaire est n’autre qu’un espace qui s’affaiblit petit à petit d’où surgit la force de grandir.

Il s’agit de l’espoir face au doute, de la beauté face à la souffrance de vieillir, de la jeunesse face à la maturité désabusée. Dans son caractère sauvage, le long-métrage crée le battement de cœur de l’émerveillement, celui où persister à rêver n’est autre qu’être un pirate capturant l’imaginaire au sein du réel. C’est aussi une autre manière de parler de la nature. Parce qu’en capturant l’espoir et le rêve, il s’agit de réapprendre à aimer la Terre. Subtilement et implicitement une fable écologique (on retient ce merveilleux moment où Peter s’exclame « si tu aimes ta mère, chante ! » qui prend un double sens avec Mère Nature grâce au champ/contre-champ sur le paysage), WENDY utilise l’insouciance et l’imaginaire de l’enfance comme arme pour défendre la beauté et le charme de la nature. Là où le récit parle, en filigrane, de l’égarement personnel au moment de grandir, l’image tend à préserver le pouvoir des paysages. Là où l’univers adulte cherche à pervertir et détériorer la nature, l’insouciance et l’imaginaire de l’enfance en permet la protection. Ce geste de Benh Zeitlin est notamment possible grâce au choix de son casting : il met à nouveau en scène des non-professionnels (et des enfants qui jouent comme ils seraient dans un tel paysage, selon ses propos) pour créer un mouvement spontané et libre au sein des espaces. Le paysage et l’imaginaire n’ont pas de limite même lorsque l’on grandit, le film nous montre qu’il faut simplement continuer à y croire passionnément.


WENDY ; Dirigé par Benh Zeitlin ; Scénario de Benh Zeitlin et Eliza Zeitlin ; Avec Devin France, Yashua Mack, Gage Naquin, Gavin Naquin, Ahmad Cage, Krzysztof Meyn, Lowell Landes, Kevin Pugh ; États-Unis ; 1h52 ; Distribué par Condor Distribution ; Sortie le 23 Juin 2021