Au cœur de la forêt amazonienne, deux formes se superposent. Justino est un amérindien travaillant comme agent de sécurité dans un port de commerce, une sorte d’entrepôt extérieur, dans une ville industrielle. Submergé par son travail, il est très souvent fatigué, comme s’il se mettait en veille tel un appareil électronique. Posé devant la caméra, ses yeux se ferment, ou alors son regard se vide et se fixe devant l’objectif. Cet état se répète, tout autant que son travail consiste à errer dans ce port. Ceci est la première forme. Puis le récit révèle que Justino est atteint de fièvre. Cet état souffrant crée des sortes de visions. Parce qu’il y a un mystère qui circule dans le film, avec une présence ambiguë qui se cache. Mais Justino semble être le seul à percevoir ces images troublantes. Comme si sa fièvre lui permet d’être le témoin de ce qui se cache dans la forêt. Ce qui s’y passe prend une forme sous ses yeux, mais pas dans le cadre. Ceci est la seconde forme. Maya Da-Rin fait donc dialoguer les deux, constamment, en naviguant entre le repli sur soi de Justino et sa capacité à révéler des formes autour de lui. Le cadre ne peut pas sonder qui est le protagoniste, mais il peut suivre son point de vue face aux espaces.
Confronté à la solitude suite au départ de sa fille (qui va poursuivre ses études ailleurs), mais aussi à l’idée qu’un animal sauvage le poursuit, Justino est en quelque sorte résigné. Au sein d’un rythme patient qui observe, il fait autant partie du décor du port de commerce que tous ces conteneurs et ces grues érigés comme une chorégraphie oppressante. Ce port est un réel labyrinthe, où le protagoniste doit garder les yeux bien ouverts (et c’est dur) mais dont il subit la répétition des mouvements. Dans tous ces plans fixes qui montrent l’ennui de l’espace où Justino travaille, Maya Da-Rin fait dialoguer les deux formes pour interroger des nuances, voire une évolution. Ce serait comme un dialogue entre le passé et le présent. Entre une modernisation de la société avec son industrialisation, et une culture locale qui se repose sur l’imaginaire et la perception de choses mystérieuses. Le grand point fort de LA FIÈVRE est de ne jamais vouloir accentuer chacune des deux formes, de ne jamais les pousser dans une radicalité qui les éloignerait le temps d’une scène. Au contraire, l’épuration esthétique (les plans fixes, le rythme patient, la durée des plans au montage, la mise en scène assez stoïque) permet de mettre les deux formes au même niveau.
Le film est en cela troublant, car il ne faut absolument pas s’attendre à une structure narrative traditionnelle. LA FIÈVRE fait sortir le spectateur de sa zone de confort. La cinéaste n’abuse jamais sur la dimension imaginaire liée à la fièvre de Justino. Le film ne tend jamais du côté du fantastique, mais questionne en permanence le regard. Même lorsqu’il s’agit de l’errance dans ce labyrinthe qu’est le port de commerce, le cadre questionne l’environnement urbain en plein développement où il s’agit d’une recherche continue. Le corps de Justino est ce qui relie les deux formes, pouvant donc passer subtilement d’une narration à une autre sans aucun problème. Grâce au jeu hypnotique de Regis Myrupu, son corps se fond dans la forme imaginaire alors qu’il se détache lorsqu’il est dans le port entre tous ces conteneurs. Entre hallucinations côtoyant le fantastique et parfaite acuité, Maya Da-Rin joue de la frontière entre fiction et documentaire. Ce qui permet de travailler le corps comme l’élément moteur pour percevoir les espaces. Chaque paysage, qu’il soit industriel (le port) ou sauvage (la forêt) ou intime (le logement de Justino), est une curiosité unique. Comme si, au milieu de cette observation du port et le mystère de la forêt, l’intimité du protagoniste est le seul espace de paix possible. Au-delà, ce ne sont que des espaces imperceptibles (à moindre mesure) et qui échappent à la raison.
Des espaces fuyants, donc, qui créent cette incertitude troublante dans l’atmosphère. D’où l’importance du temps, dans cette épuration esthétique. Dans LA FIÈVRE, Maya Da-Rin travaille sur le temps, grâce notamment au rythme patient et à ses plans-séquence en cadres fixes, pour appréhender le regard autrement. C’est le temps qui définit le regard, à la fois celui de Justino mais aussi celui du cadre. Il y a, quelque part, cette volonté de réapprendre à voir : le paysage naturel et sauvage d’une culture, mais aussi le paysage urbain qui se modernise et s’industrialise. Le temps crée l’envoûtement sur Justino, où la solitude ferait de lui l’orphelin d’un univers propulsé dans l’imaginaire de la forêt. C’est à travers le regard curieux de Justino que l’indicible ressurgit, qu’un temps passé refait surface. Mais à travers les plans fixes et les plans-séquence, Maya Da-Rin montre également que cette envie de réapprendre à voir a des limites, celle de notre propre perception humaine. LA FIÈVRE est comme un appel de la nature, où la fièvre ne serait autre que l’invitation à rêver à nouveau. Pour aspirer à la préservation d’une identité et d’une culture, malgré sa transformation, il faut ces liens entre les deux formes. Même si le corps subit la transformation du paysage, il faut embarquer le regard dans un lieu qui échappe au rationnel et à la compréhension. Comme le fait finalement Justino, prenant sa barque et naviguant vers l’horizon et son lieu d’origine. Dirigé vers le relief, Justino est réveillé, la fièvre a disparu, et l’imaginaire survit.
LA FIÈVRE (A Febre) ; Réalisé par Maya Da-Rin ; Scénario de Maya Da-Rin, Miguel Seabra Lopes ; Avec Regis Myrupu, Rosa Peixoto, Johnatan Sodré, Kaisaro Jussara Brito, Edmildo Vaz Pimentel, Anunciata Teles Soares, Lourinelson Wladimir ; Brésil / France / Allemagne ; 1h38 ; Distribué par Survivance ; Sortie le 30 Juin 2021