After Love, de Aleem Khan

Tout commence sur une scène presque anecdotique, où un couple rentre à son domicile, dans une situation domestique assez banale où Ahmed interroge son épouse sur le repas qu’ils ont obtenu. Caméra posée dans le fond de la cuisine, avec une ouverture sur le salon en arrière-plan, suivant juste les quelques mouvements de Fahima sans changer de place. Le tout dans un plan-séquence qui fait patienter une soudaine rupture. Ce qui s’apparente à une petite introduction n’est en fait que l’incarnation léthargique du basculement. C’est alors que AFTER LOVE commence très fort, tel ce cinéma social britannique qui ne fait aucune concession et explore frontalement les sensations. C’est l’histoire de Mary qui se retrouve soudainement veuve, prise dans la détresse et l’incertitude d’une nouvelle vie qui commence. Mais le lendemain des funérailles, elle découvre que son mari Ahmed avait une double vie, de l’autre côté de la Manche – en France. Cette détresse et cette incertitude, face au deuil et à la découverte du secret, est un moyen pour Aleem Khan de suspendre le temps. Par ces silences et les plans fixes, le cinéaste explore un souffle coupé dans une ambiance qui devient très vite austère.

Bien que le film part se poser à Calais, le cinéaste n’explore jamais la question migratoire. Ce n’est jamais le sujet ou le sous-texte du film. Au contraire, AFTER LOVE – comme son titre l’indique – est à propos des sentiments et du deuil. Pour explorer cette nouvelle vie de solitude qui commence, Aleem Khan élabore le prisme de l’adultère. Assez inattendu, cette grille de lecture dans laquelle s’aventure le long-métrage permet de faire le portrait de deux femmes. Bien plus qu’un film de fantômes, il s’agit de la rencontre de deux vies qui s’écroulent (différemment). Appartenant à deux espaces distincts et éloignés, il y a la volonté de mettre en lumière deux états émotionnels différents. Sans énormément de paroles, les images racontent beaucoup de l’ambiguïté dans laquelle le récit progresse. Que ce soit Mary qui découvre petit à petit la double vie de Ahmed, ou Geneviève qui doit gérer une vie de famille en portant un lourd secret. En connectant des deux espaces, Aleem Khan explore deux espaces intimes synonymes de deux modes de vie différents. Une bien belle manière de regarder deux femmes que tout oppose, mais qui sont liées par leur amour, par leur fantôme. La différence devient rapidement bien fine.

Pour cela, Aleem Khan ne piège pas la détresse de ses personnages dans le cadre, mais ouvre celui-ci pour laisser les corps être envahis par les espaces. Parce que cette rencontre, dans l’immensité des espaces, crée le trouble. Une sensation qui n’a pas de mot, qui fige presque les corps, perdus dans la solitude et le silence du secret. Il n’y a aucune colère dans ce film, mais une dévotion constante des personnages féminins envers l’amour qu’elles éprouvent envers Ahmed. Le cadre qui s’ouvre et l’immensité des espaces permet donc de reconstituer un puzzle, de saisir les images manquantes d’une vie qui se métamorphose soudainement. L’ouverture des espaces et le cadre fixe sont un moyen de réunir petit à petit les mystères et les ambiguïtés d’un fantôme. Sans jamais être concrètement un film de fantôme, car davantage intéressé par le portrait des deux femmes, AFTER LOVE recherche les images manquantes d’une vie obscurcie très brutalement. Il est donc tout à fait logique et fascinant de voir à quel point Aleem Khan ne plonge pas son film dans une tragique noirceur, mais qu’il préfère utiliser toute la lumière possible. Ce n’est pas la noirceur de la détresse qui crée le double portrait, mais la mise en lumière de deux sensibilités. Sans jamais être léger dans son ambiance, le film est davantage une curiosité affective envers des secrets fuyants.

Très loin du misérabilisme, AFTER LOVE choisit la sobre délicatesse lumineuse, où les images ont bien plus de choses à dire que les mots. Tout comme la prestation de Joanna Scanlan, toute en retenue et discrétion, face à l’énergie crédule de Nathalie Richard. Une délicatesse où tout ce qui est supposé être réel (comme ce plan-séquence d’ouverture) devient un imaginaire insoupçonné, entre incertitudes et secrets. Comme si cette vie réelle en Angleterre n’était qu’un leurre, un mirage appartenant au passé (avec une formidable scène où Mary est la seule à ressentir un effroi face à un écroulement de falaise). Ainsi, l’imaginaire de la double vie en France devient le réel, au fur et à mesure que les pièces se recollent et que les images manquantes s’éclaircissent. Un film de fantôme où le réel et l’imaginaire s’inversent petit à petit, où le réel devient un souvenir lointain et le « cauchemar » devient réalité. Aleem Khan explore alors cette fracture, au sein de l’espace commun que traverse le fantôme d’Ahmed. Une fracture qui ne cesse de s’agrandir, jusqu’à ce que le chaos s’installe. À l’image du déménagement, cette fracture et ce chaos sont une destruction des espaces, un balayage progressif de plusieurs années d’une vie. Une fracture où la distance entre les personnages varie constamment, dans une mise en scène qui travaille les rapprochements possibles et la détresse inavouable. Jusqu’à ce plan final, toujours dans la plus grande délicatesse, qui est tout ce qu’on peut rêver de voir au cinéma.


AFTER LOVE ; Écrit et Dirigé par Aleem Khan ; Avec Joanna Scanlan, Nathalie Richard, Talid Ariss, Nasser Memarzia ; Royaume-Uni ; 1h31 ; Distribué par Rezo Films ; Sortie le 29 Septembre 2021