Récompensé quatre fois au Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, dont le Grand Prix, SAINT MAUD s’est aussitôt démarqué de la production horrifique ordinaire. Surtout parce qu’il n’est pas vraiment un film d’horreur (ou fantastique, d’épouvante, d’angoisse, etc) : il s’agit d’abord d’un drame qui se permet d’utiliser des images fantastiques pour créer des métaphores. Parce que les mots et la parole ne peuvent pas tout dire ou tout expliquer, alors les images ont cette capacité de s’y substituer. C’est exactement ce que réalise Rose Glass ici, dont l’écriture se concentre à présenter les contours de personnages complexes, pour parvenir à une traduction picturale de cette complexité. Dès les premières images, le film exprime le choc pictural et la détresse d’un personnage. Il suffira même de quelque secondes et de deux plans pour caractériser la protagoniste Maud. Un plan large en plongée dans son studio où elle habite pour mentionner sa solitude, puis un plan serré de profil où Maud est à table en pleine prière avant de manger. Avec seulement deux plans, et une seule prière en guise de parole, Rose Glass nous présente un personnage solitaire avec une croyance & pratique spirituelle. Ce sont deux thèmes que le long-métrage traite pendant presque 90 minutes, qui permettent tous deux d’explorer une dimension psychologique.
Celle où Maud se réfugie dans un imaginaire pour se sauver d’un quotidien moribond, d’une réalité désenchantée. Un imaginaire qu’elle essaie de transmettre par le biais de son métier d’infirmière à domicile, où elle cherche à sauver l’âme de sa patiente tout en l’aidant physiquement à accomplir des tâches du quotidien. Rose Glass réussit à saisir l’étrangeté de la relation entre Maud et Amanda (la patiente, ancienne danseuse fragilisée par une maladie) parce qu’elle décide d’installer Maud dans cette grande maison. Alors que la protagoniste essaie de convertir spirituellement sa patiente, celle-ci s’en amuse. L’expérience spirituelle de Maud n’est autre qu’une fenêtre qui se ferme sur son traumatisme. Tout l’intérêt de SAINT MAUD est donc de faire dialoguer cet imaginaire qui s’enferme avec cette réalité traumatique, en partant du réel (la psychologie) pour glisser subtilement vers le fantastique (à la fois l’angoisse et une possession de l’âme). Pour cela, Rose Glass installe un chaos qui progresse petit à petit, aussi bien dans l’intimité que dans l’ambiance. Une lente descente aux enfers, où la présence de Maud et ses obsessions deviennent de plus en plus imposantes (certains pourraient dire toxiques). Plus la psychologie de Maud s’impose dans l’espace et dans le cadre, plus le film se tourne vers une ambiance dérangeante. Avec une mise en scène qui crée constamment des ruptures (l’humour, la souffrance, la mort, la dévotion spirituelle, l’érotisme), Rose Glass peut surtout compter sur l’interprétation de Morfydd Clark qui appuie la dualité entre fragilité de l’âme et violence du corps.
Ce refuge spirituel, qui est très marqué par la métaphore et l’invisible, fonctionne constamment en miroir avec la souffrance physique d’Amanda. Interprétée brillamment par Jennifer Ehle, tout en retenue, pour dévoiler toute la force mentale qui existe encore malgré les obstacles physiques. En parallèle, il y a les traumatismes psychologiques de Maud qui en sont une sorte d’écho. Dans les deux cas, il y a des perversions qui font glisser le réel vers un refuge imaginaire. Il n’est donc pas innocent que le film soit, dans un premier acte, un huis-clos où la fascination et l’étriquement se percutent constamment. Plus l’obsession de Maud grandit, plus sa spiritualité prend de l’ampleur, plus l’innocence se transforme en agressivité. C’est alors que les espaces se transforment également, de la sophistication de la vie d’Amanda vers l’étrangeté d’une angoisse silencieuse. Chaque recoin de la maison devient une épreuve organique. Mais ce n’est pas le seul espace qui se déconnecte petit à petit de la réalité pour plonger dans le fantastique : le studio de Maud, la plage, le pub, les rues aux lumières flamboyantes (comme les couleurs agressives des jeux d’arcades) sont autant d’espaces qui détachent Maud du reste du monde. Une transformation des espaces possibles parce que Rose Glass choisit de garder sa caméra très proche des corps de ses personnages, ce qui empêche de créer une perspective en dehors de son refuge imaginaire.
La distance s’annule, pour laisser peu de place au réel d’échapper à la noirceur de l’imaginaire, où la dévotion écrase le sens de l’espace et du temps. Au point de créer une distorsion de la réalité, où l’image révèle autre chose que ce l’on voudrait nous faire croire. Rose Glass s’applique même à retourner quelques images, à passer du plan fixe à la caméra à l’épaule, à varier ses angles de vue pour créer un effet de vertige. Puisque le cadre embrasse complètement le point de vue de Maud, l’oppression des sens est projetée à l’écran. SAINT MAUD joue de la rupture de tons dans sa mise en scène, pour créer une immersion dans le fantastique qui perturbe l’image et les mouvements. Pas vraiment un envahissement de l’imaginaire dans le réel, mais une perturbation qui dérègle la perception des espaces et des corps. Chaque gros plan et chaque insert sont un étourdissement traduisant un étant mental instantané. En tant que perturbation, le fantastique n’est donc pas une ambiguïté mais une métaphore du décalage dans l’expérience personnelle de Maud. Comme Pablo Larrain a pu le faire avec les montages et les mises en scène chorégraphiques de JACKIE et de EMA, il s’agit d’une incursion dans la tête de la protagoniste. Parce qu’au-delà de mettre en forme une distorsion de la réalité, c’est surtout une distorsion de la perception. Un vertige qui montre le décalage entre l’image que les personnages renvoient et ce qu’elles pensent d’elles-mêmes. Rose Glass prend soin, avec l’oppression des sens et l’étrangeté des espaces, de faire confronter ces deux états.
Une manière de créer l’expérience propre à Maud, qui est en pleine renaissance personnelle (la scène de l’épiphanie est d’une grande virtuosité anxiogène), jusqu’à ombrager totalement son passé en le laissant dans le mystère et le hors-champ. D’où la construction en deux actes, où mêmes les espaces glissent du terne & languissant vers un aspect plus vif et euphorique. Une distorsion de la perception renforcée par un travail très méticuleux sur le rôle du son, qui s’emploie à brouiller les pistes pour mieux confondre le réel et l’imaginaire. SAINT MAUD peut se voir comme une hallucination permanente, qui donne l’impression d’une folie grandissante, mais qui rappelle toujours qu’il y a un chaos psychologique, et que tout ce qui est perçu peut être physiquement faux. Ce n’est pas un film d’horreur à proprement parlé, mais bien un drame qui utilise le choc visuel pour perturber les sensations de ses personnages et perturber notre perception entre réel & imaginaire. Une frontière qui devient si maigre au fur et à mesure que le film progresse, où le montage n’est autre qu’un tour de magie ironique et ambiguë face à une atmosphère intense, donnant un nouveau souffle à la place de la psychologie dans le cinéma fantastique / horrifique. Jusqu’au plan final qui ramène à l’horreur de la réalité.
SAINT MAUD ; Écrit et Dirigé par Rose Glass ; Avec Morfydd Clark, Jennifer Ehle, Lily Frazer, Lily Knight, Marcus Hutton, Turlough Convery, Rosie Sansom; Royaume-Uni; 1h23; Distribué par Diaphana ; Sortie en VOD le 29 Septembre 2021