Annette, de Leos Carax

Festival de Cannes : Sélection officielle 2021, Compétition, Film d’ouverture

Alors que les logos de producteurs et distributeurs défilent encore, une voix off apparaît. Mise en abîme qui ne dit pas son nom, mais qui s’amuse à s’adresser implicitement aux spectateurs que nous sommes. Cette voix est celle de Leos Carax lui-même, qui demande au public la plus grande attention, jusqu’à même arrêter de respirer. L’annonce d’une œuvre à couper le souffle, ou l’invitation dans un rêve collectif ? Peut-être les deux, car le cinéaste apparaît aussitôt après. Mise en abîme numéro deux : le cinéaste est aux commandes des boutons dans un studio d’enregistrement, où jouent les Sparks (auteurs de l’entière bande musicale du film). Avec la chanson « So may we start ? », puis les apparitions successives des acteur-rice-s du film, tout en plan séquence, ce prologue indique déjà le coeur du récit. L’artisanat de cette ouverture montre le chemin de l’atelier où naissent les idées vers la scène, la performance collective. Le cinéaste va jouer de tout cela tout au long de son long-métrage. Adam Driver et Marion Cotillard incarnent deux artistes. L’un performe des one man show provocateurs, l’une est chanteuse lyrique, mais tous deux sont étudiés comme des êtres qui ont du mal à sortir de leurs personnages. Nous sommes donc devant des personnages qui n’arrivent pas à échapper à ce qu’ils jouent. Comme si leur plus profond moi était déjà mort, laissant toute la place à la performance continue. La mort et la tragédie au cœur donc de la création fictive, au cœur de ce passage de l’atelier (l’artisanat de la création, de l’idée) vers la scène.

copyright UGC Distribution

Leos Carax reprend un principe phare de son cinéma, en situant son regard au croisement de la lumière et de l’ombre. Malgré l’aspect chronologique de la narration, où une chute prend de plus en plus d’ampleur, le cinéaste prend soin de toujours trouver le caractère lumineux des personnages en même temps que leur côté tragique. Ce sont des êtres passionnés par leur art, mais aussi par l’amour. Ce sont aussi des êtres totalement dévoués à leur art, à leur obsession d’impressionner les autres. Le prologue n’existe pas pour simplement s’amuser, mais il est la référence absolue de l’œuvre. Parce que les corps font constamment des allers et retours entre leur domicile et la scène, entre les coulisses et la représentation publique. Il y a donc évidemment la part de lumière et la part de noirceur, mais jamais dans une dichotomie binaire. Parce que le spectacle est partout avec Leos Carax, pas seulement sur la scène. La lumière et la noirceur surgissent dans chaque espace, dans chaque attitude. Il y a une part de rêve et une part de cauchemar dans chaque étape de la vie des personnages. La puissance de cette frontière entre lumière et noirceur réside dans la capacité de Leos Carax de mettre en scène des personnages qui se mettent eux-mêmes en scène. Que ce soit Henry ou Ann, voire même l’accompagnateur (qui n’a pas de nom, seulement désigné par son métier) dans un plan séquence vertigineux où il se confie en faisant des interruptions, chaque personnage se met en scène pour chercher l’amour envers soi. Ce ne sont plus des personnages qui tendent à propager l’amour, mais qui cherchent les postures pour le recevoir et grimper dans la fièvre artistique. Ils se nourrissent du public, les « tuent » ou les « sauvent » pour s’enivrer de leurs sensations et émotions. Il est donc logique de voir la forme que prend la petite Annette, marionnette qui sied si bien au cinéma baroque de Leos Carax.

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Une mise en scène de soi qui montre que absolument tout dans le film est du ressort du spectacle. Jusqu’à la moindre part d’intimité, que ce soient des chatouilles dans le lit, une valse sur un yacht, ou les retrouvailles après la fin de leurs performances respectives. Une mise en scène de soi qui pousse à regarder le spectacle à la fois comme un lieu d’émotions extrêmes et un lieu de malaise. Chaque degré de spectacle est exploré, voire ironisé. Que ce soit le one man show de Henry qui vire à l’humour noir provocateur, la performance lyrique qui s’éblouit de la mort, jusqu’au stade où doit performer un enfant qui n’a rien demandé à personne, en passant par les actualités people qui envahissent l’écran à plusieurs reprises. Leos Carax ironise dessus, mais pour mieux exprimer toute la perversion malsaine du spectacle, peu importe le degré. A chaque fois, les corps se retrouvent au centre du cadre en pleine lumière. Celle de la beauté, de la poésie grandiloquente des moyens mis dans l’ambiance du spectacle. Mais autour, c’est la noirceur et l’effroi. Comme si ces corps deviennent purement des objets de fascination et rien d’autre. La caméra capte donc la gravité de la situation du corps. Celui pris dans un nœud d’émotions, qui passe de la lumière (la vie) à l’angoisse (la mort), avant le salut final. Comme la structure du film, où Leos Carax déroule progressivement un chaos au sein d’un rêve. Et ce cauchemar qui grossit finit par cette séquence en forme de salut (et d’adieu). La gravité du corps est également ailleurs, car elle est se retrouve dans la possibilité de bouger. Alors que le corps d’Adam Driver est dans un mouvement permanent (il est performeur de one man show, il parcourt toute la scène, et fait de nombreux allers/retours avec sa moto sur les routes), le corps de Marion Cotillard est le plus souvent dans la pose iconique. C’est donc le corps de celui qui provoque, de celui qui agresse, de celui qui « tue le public » qui est en mouvement. Puis le couple donne naissance à un enfant : avec sa forme de pantin assumée, on retrouve là les piliers de la performance chez Carax. Il y a le monstre, l’icône et la marionnette. La gravité du corps, dans le malaise du spectacle, c’est la condition dans laquelle il perçoit la lumière ou la noirceur.

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Toutefois, c’est bien le monstre qui est au cœur du film. Leos Carax raconte, en partie, la démesure du démon qui sommeille en l’artiste. Outre la place de plus en plus imposante qu’Adam Driver prend dans le récit, que ce soit physiquement ou par son point de vue, c’est bien la perception du monstre qu’il incarne qui se construit. ANNETTE est ce type d’oeuvre qui installe une zone de confort pleine d’émerveillement, puis sème quelques indices d’un futur chaos, pour ensuite plonger entièrement dans le gouffre de la violence et la noirceur. Le cadre commence par faire dialoguer les parts de lumière et d’obscurité, pour montrer la vie frénétique, tumultueuse et bouillonante des protagonistes. Puis, le cadre décide de ne plus observer la noirceur mais de l’embrasser, sans pour autant délaisser la lumière (parce que Henry continue d’y croire). C’est seulement que la mise en scène choisit de laisser la noirceur s’infiltrer entièrement, et donc le cadre d’ouvrir la porte au monstre. Alors que Henry y succombe avec une complaisance déroutante, c’est toute la fièvre de sa monstruosité qui dévore les images. Mais si Henry continue de croire aux rêves (en la lumière), c’est parce que Leos Carax continue de laisser planer le relief d’un bout de tunnel. Les voix d’opéra sont ce relief, où le bout du tunnel permettrait de se libérer de cette obscurité incessante. La démesure du monstre est alors dans ce carrefour entre le cadre et ce qu’il cache. Elle est dans la frontière entre l’image et le corps (surtout le regard des personnages), où les espaces écrasent les corps de deux manières possibles : sous les regards d’autrui, ou sous l’incapacité d’atteindre une lumière.

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Dans cette démesure dévorante, on pense très vite à PHANTOM OF THE PARADISE de Brian de Palma (1974), à LES CHAUSSONS ROUGES de Michael Powell & Emeric Pressburger (1948), voire même à la monstruosité de l’artiste dans LE VOYEUR de Michael Powell (1960). Entre le poisseux et l’émerveillement, il y a une énergie formelle radicale, presque hallucinatoire, où le baroque de Leos Carax brille par l’excès. Il y a toujours un écart entre l’image et les corps, parce que la frontière entre le lumière et la noirceur est une agitation permanente. Celle où les espaces n’en finissent pas, où l’univers déployé par le cinéaste est toujours prêt à s’effondrer. Une attitude du monstre peut déclencher le renversement de toute la lumière qui a été construite (comme la naissance d’un enfant, comme le succès des artistes, etc). ANNETTE est la face opposée de HOLY MOTORS, où le spectacle n’est plus un acte solitaire intime où le corps se détache de tout juste pour la beauté du geste. Ici, c’est le corps absorbé par la violence dans la performance sans fin. Dans cette infinité des espaces, qui peuvent tous s’ouvrir sur des hallucinations provenant d’un autre monde (la liberté créative) ou sur l’angoisse de tout perdre (le geste de trop), les corps sont dépendants d’images aliénantes. Au bout du compte, Leos Carax déchire complètement le conte traditionnel, pour retrouver la foi dans les images et dans la liberté de création, même si cela fait circuler la mise en scène dans les affres de l’obscurité. Parce que sans le cauchemar, le rêve n’existerait pas.


ANNETTE ; Réalisé par Leos Carax ; Scénario de Ron Mael, Russell Mael ; Avec Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg, Devyn McDowell ; France / USA / Mexique / Suisse / Belgique / Allemagne / Japon ; 2h20 ; Distribué par UGC Distribution ; Sortie le 7 Juillet 2021