Nous sommes le 30 Décembre. Ce même jour, en 1906, naissait le cinéaste britannique Carol Reed. Décédé en 1976, il a réalisé 33 long-métrages en près de 40 ans. D’abord acteur au théâtre, il se tourna ensuite vers la production et la mise en scène au cinéma.
Mais ce ne fut pas un parcours de tout repos. Il voulait devenir acteur comme son père. Mais sa mère en décida autrement. En 1922, il fut envoyé aux USA rejoindre son frère aîné dans un élevage de poulets. Sauf que Carol Reed n’a pas aimé du tout cette expérience, puis est revenu en Angleterre six mois après. Finalement, il réussit à convaincre sa mère de le laisser intégrer une compagnie de théâtre. Il fit ses premiers pas sur scène en 1924.
L’écrivain Edgar Wallace avait formé une troupe pour mettre en scène ses adaptations de romans. Après quelques apparitions dans ses productions, Carol Reed est devenu son assistant régisseur. Puis, Wallace a pris la direction de la British Lion Film Corp. En 1927, dans cette nouvelle société, Carol Reed est aussitôt devenu l’assistant personnel de Wallace. Tout en continuant de jouer et mettre en scène au théâtre. Après le décès de Wallace en 1932, Carol Reed a abandonné la scène. Quelques temps après, il partit à Ealing Studios (grosse société de production britannique, j’en parlerai longuement un jour). Il est devenu directeur des dialogues pour Associated Talking Pictures. Avant de devenir directeur adjoint chez Ealing.
Un parcours très rapide, puisqu’en 1935 Carol Reed dirige son premier long-métrage seul : « Midshipman Easy ». Un film d’aventures adapté du roman victorien d’un capitaine marin. Il raconte l’histoire d’un homme qui veut fuir via la mer, mais y trouve d’autres surprises. Ce n’est pas n’importe quelle personne qui le repéra. Graham Greene, grand écrivain britannique, a écrit une critique sur ce film à cette époque. Il trouvait déjà chez Carol Reed un sens du cinéma unique, plus talentueux que des cinéastes britanniques de l’époque. Graham Greene continua les éloges sur le second long-métrage de Carol Reed, intitulé « Laburnum Grove ». Il relevait un style très soigné et sans prétention, avec tout ce qu’il faut de personnel, qui ne sont que les prémices d’un talent à surveiller.
S’en suit plusieurs long-métrages où Carol Reed a beaucoup de choses à montrer et à dévoiler, mais où il n’était pas totalement à l’aise. Même si « La grande escalade » et « The girl in the news » sortent un peu du lot, c’est encore pas très abouti et hésitant. Voire contraint. Il est possible de remarquer, dans ces quelques films, l’influence de la comédie britannique désinvolte des années 1920-1930, mais surtout l’influence du mouvement documentaire qui s’est fortement implantée dans les années 1930.
Il faudra attendre 1940 pour voir concrètement le style de Carol Reed et ses ambitions, avec « Train de nuit pour Munich ». Une comédie / thriller pendant la 2e guerre mondiale, où un scientifique tente de fuir pour éviter que son invention tombe dans les mains des nazis. Entre suspense et légèreté de ton, Carol Reed met en scène ses espions dans une chorégraphie élégante et pleine de flegme. Rex Harrison y est incroyable, où la gravité de l’ambiance se mélange très bien à la mise en scène pas loin de James Bond. Même si ce film a attiré l’attention d’Alfred Hitchcock, il n’est pas le tremplin qu’il fallait à Carol Reed pour obtenir un projet de grande envergure. S’en sont suivis, entre autres, « Le jeune monsieur Pitt » et « L’héroïque parade ».
Parmi les 4 autres films qu’il a réalisé pendant la guerre, ces deux cités sont très intéressants en soi, mais montrent que Carol Reed était encore dans le doute face au genre qui lui conviendrait le mieux. Il ne savait pas encore où il souhaitait aller avec son cinéma. Mais ce fut aussi un avantage pour Carol Reed, c’est cette perplexité qui l’a fait grandir dans l’industrie du cinéma britannique. Parce que sa polyvalence dans la forme et dans les sujets lui a permis d’obtenir de très beaux scénarios par la suite.
En 1947 arrive le premier grand film de Carol Reed, et l’un de ses plus personnels : « Huit heures de sursis ». Le film suit la cavale d’un membre de l’IRA blessé dans les rues de Belfast, en pleine météo enneigée et de nuit. On y trouve les motifs qui feront la réputation que Carol Reed a aujourd’hui à l’international. Cet équilibre sensible entre le calvaire intime et la menace collective. Les ombres grandissantes et angoissantes qui parcourent les rues et chassent les personnages. La recherche d’une humanité égarée dans des espaces qui n’ont de cesse de s’ouvrir et de se révéler petit à petit. Le vertige très expressionniste de sa caméra qui n’a que faire de la verticalité et de l’horizontalité. L’amertume et la tragédie du compromis individuel. Puis ce rythme fondé sur une sorte de chemin de croix, où les personnages cherchent une rédemption en pleine condamnation. Tout Carol Reed est déjà là, et c’est un travail qu’il va poursuivre dans ses films suivants.
Fort de ce succès, il enchaîne avec le merveilleux « Première désillusion », où le monde des adultes est approché par le point de vue d’un enfant. Tout est dans le titre français et original (The fallen idol) : un rêve et un imaginaire obscurcis, comme un monde qui s’écroule. Arrive en 1949 le film considéré comme son chef d’oeuvre : « Le troisième homme », et parmi mes films favoris. Ce film est immense, et je vais essayer de dire pourquoi je l’aime tant. Ce n’est pas une analyse, mais seulement ce qui m’a marqué à jamais.
Sa traque sous forme d’obsession. Ses obliques vertigineuses. Ses ombres et ses lumières épatantes. Son mystère macabre. Son ton ironique. Sa musique envoûtante et stressante. Son hors-champ décisif et pourtant lointain. Sa mise en scène sous forme de guide pour les âmes. Mais aussi une mise en scène qui confronte les corps aux espaces. Ces paysages si ouverts qu’ils deviennent étourdissants. Cette ambiance proche du fantastique, qui pèse lourdement sur les ruines. Cette ville abîmée, image d’un monde meurtri et déshumanisé au sortir d’une guerre mondiale. Ces cadres comme des visions de l’espoir, celui de retrouver l’amour et la beauté. Un montage discret qui dévoile ensuite le gouffre obscur et le cauchemar.
Ironiquement et malheureusement, c’est après le très gros succès amplement mérité de « Le troisième homme » que la carrière de Carol Reed a basculé dans un mauvais sens. Malgré ce succès qui lui valu tous les éloges, la chute fut progressive. Je ne fais pas partie de ceux qui disent que sa filmographie est nettement moins qualitative ensuite. Carol Reed est toujours présent, mais ceux qui chercheraient une continuité dans le thriller noir seront surement déçus. Après « Le troisième homme », Carol Reed a fait ce qu’il a toujours effectué : être polyvalent. Une manière aussi de se démarquer de cette image qui le collait avec ses trois thrillers noirs successifs qui ont fait son succès.
Que ce soit avec « Le banni des îles » juste après, avec « Trapèze », « Les révoltés du Bounty », « L’extase et l’agonie », « Oliver ! », ou « Sentimentalement vôtre », le cinéaste la sensibilité de son regard dans des espaces vertigineux. C’est certes moins fort que ses trois thrillers noirs, mais le passage de Carol Reed à la couleur n’est pas moins intéressant. Alors que les ombres chassaient les corps, les êtres se noient désormais dans toutes les couleurs. La couleur chez Carol Reed est comme une suffocation, un trop plein d’imaginaire qui envahit l’intimité des personnages. Exactement comme le noir & blanc était pour lui une fracture crépusculaire dans un univers meurtri. Je ne vais pas m’attarder sur tous les films en couleurs de Carol Reed, ce serait bien trop long. Mais il y a de vraies perles à découvrir, ou à revoir. Définitivement l’un des plus grands cinéastes britanniques, à la filmographie très variée et pourtant très marquée.