Hitchcock d’Or – Dinard Festival du Film Britannique 2021
Dans le format 4:3, une sorte d’émission télévisuelle à sketches semble se dessiner. Ca commence sur une scène de danse volontairement gênante, devant un groupe de réfugiés attentifs mais aux visages perdus. Puis se déploient les paysages écossais, presque comme une transition touristique entre deux sketchs. Sauf qu’il n’y a rien de pittoresque dans Limbo pour les personnages. Le réalisateur Ben Sharrock montre des individus qui semblent piégés dans un purgatoire, loin de leur famille qu’ils ont été obligés de quitter, où le vide et l’attente habitent cette île sur laquelle ils sont rassemblés. Le long-métrage est la chronique d’un isolement, au milieu de nulle part, qui s’interroge sur la condition des personnes issues de l’immigration. Sujet complexe dans une époque pareille, mais il n’y a ici aucune volonté de créer de bons ou mauvais personnages. Au contraire, il n’y a ni moralisation ni pédagogie sur la vie des réfugiés. Il s’agit simplement d’un portrait. Ce qui convient parfaitement au format carré adopté. Jamais loin d’une série de photographies, le film cherche à quoi ressemble un quotidien dans cet isolement lointain.

Laissés dans l’attente dans ce lieu loin de tout, les personnages sont soumis au temps. Dans l’espoir de recevoir une lettre qui leur accorde l’asile, et leur permettrait d’aller ailleurs en Grande-Bretagne pour trouver du travail, ils sont dans une condition épuisante. Les jours se suivent et se ressemblent, les mouvements se répètent. Alors qu’ils n’ont pas le droit de travailler pendant l’étude de leur dossier, le temps passe. Mais c’est comme si le temps était suspendu, en même temps que leur situation d’isolement serait faite pour les briser. Ils sont dans un entre-deux : entre leur passé et les promesses, entre le voyage et la destination. Bloqués sur cette île, Omar et ses amis ne peuvent revenir en arrière, tout comme ils ne peuvent pas échapper à cette bulle dans laquelle ils sont. Pourtant, le paysage autour d’eux est très beau, il pourrait être l’objet de belles cartes postales. Sauf que sa beauté a comme paradoxe sa désertification, son aridité, sa stérilité. Cette île n’a rien à leur offrir, aussi bien socialement que sensoriellement. C’est presque une projection de l’attente dégradante qui habite les réfugiés : le vent souffle en continu, les routes sont infinies, les champs sont morts, et la lumière est timide. Tout est dans le titre du film : les corps sont entourés par les limbes. Rien n’est accessible, il faut s’adapter au vide. Tel ce supermarché local qui n’a que du sel et du poivre, mais pas le sumac nécessaire pour préparer la recette spéciale.

Si bien que Omar, joueur de oud dans son pays, le transporte partout avec lui dans son caisson. Une façon de continuer à rêver, mais cet étui ressemble petit à petit à une extension de lui-même. Comme une part de son identité à laquelle il doit s’accrocher pour ne pas la perdre, dans ce paysage vaste mais désert. Tel un cercueil pour l’âme et l’identité, représentant son dernier lien avec sa terre natale. Sauf qu’il ne peut plus en jouer, avec cette main étrangement cassée. Ce caisson comme extension d’Omar est le symbole de la cassure à laquelle il est confronté. Loin de chez lui, il ne peut pas encore être la personne qu’il recherche à être. Bien qu’il accorde parfois les cordes de son instrument, la musique qui doit en sortir et qui ne peut être jouée est un effet étranger. Ben Sharrock adopte alors des motifs discrets, pour éviter de noyer cela dans le misérabilisme. Il laisse les corps s’exprimer en restant près d’eux, et joue de l’incrédulité. Alors qu’il s’agit d’un lieu d’attente pour continuer à espérer l’asile, le cadre capte la fatalité de cette condition. Ainsi Limbo se concentre sur les corps et sur l’échange de la parole, dans un état de léthargie permanent. Il n’y a rien qui permet d’espérer de retrouver une vitalité, à tel point que le jeu de Amir El-Masry (interprète de Omar) est tout en absorption. Ses attitudes statiques et apathiques montrent un corps qui encaisse tout, mais qui reste atone et indifférent.

Quelque de chose de frontal qui se retrouve dans la mise en image du film. Dans sa mise en scène, Ben Sharrock invite au malaise grâce à une bonne dose d’humour noir, et hypnotise ses personnages face caméra dont les regards ne sont jamais loin de celle-ci. L’objectif est de se confronter directement aux sensations et émotions des réfugiés, de saisir la complexité de leur situation de l’intérieur. Le cadre frontal et la mise en scène au temps suspendu leur donne toute la place dans l’image et dans l’espace, leur confère une liberté d’esprit qui dans leur réalité ne les fait jamais avancer (vis-à-vis de leur statut). À l’intérieur de cette rude frontalité, Ben Sharrock garde la camaraderie entre réfugiés, leur apporte une tendresse et une attention rares. Dans cet environnement très étrange où l’anxiété est reine, les motifs esthétiques sont une désinvolture : dans un monde vide et cruel, le film recrée de la chaleur humaine. Il n’est pas innocent de voir revenir plusieurs fois ces cours aussi bien attentionnés qu’absurdes. Malgré la bonne volonté et la sensibilité, il y a une moquerie silencieuse en interne. Limbo capte cet écart, cette marge entre l’idée du bon accueil et la réalité désabusée. Tout est dans l’absurdité et la contradiction, comme ces jeunes qui lancent des propos racistes avant de conduire Omar en ville. Le long-métrage sert à ouvrir la perception, à franchir une frontière, où le grand écran élargit la vision du monde, rappelle qu’il s’agit de vrais humains avec des désirs et un passé, à complexifier le sujet de l’immigration. Limbo embrasse les limbes arides et stériles du paysage, pour être comme le caisson : une extension de l’âme des personnages qui révèle leurs sensibilités.
LIMBO
Écrit et Réalisé par Ben Sharrock
Avec Amir El-Masry, Vikash Bhai, Ola Orebiyi, Kwabena Ansah, Kenneth Collard, Sidse Babett Knudsen, Sodienye Ojewuji
Royaume-Uni
1h44
Distribué par L’Atelier Distribution
Sortie le 4 Mai 2022