Madre, de Rodrigo Sorogoyen

Difficile d’oublier le fracassant EL REINO, ballet endiablié qui nous a grandement surpris en 2019. Le tout début du film n’est autre que le court-métrage MADRE éponyme de 2017, comme une sorte de prologue (ou de rappel) dont le long-métrage MADRE en devient l’extension narrative. Dans ce prologue / court-métrage, nous retrouvons ce côté frénétique et agité de la mise en scène de Rodrigo Sorogoyen. Une énergie forte, provoquée par un hors-champ angoissant. C’est exactement ce qui fait la force du cinéaste : un hors-champ qui surchauffe soudainement, pour provoquer une fébrilité dans ce qui apparaît dans le cadre. Comme si les personnages filmés par la caméra sont brutalement coincés entre deux moments, entre deux espaces : celui où ils se trouvent qui devient irrespirable, et celui en hors-champ qui les angoisse. Tel un détachement entre le corps et l’esprit, provoquant des regards fuyants, des corps vidés, des paroles bloquées par des pensées obsessives. Dans MADRE, nous retrouvons Elena dix ans après le terrible événement du court-métrage (où son fils de six ans se fait enlever sur une plage française, alors qu’elle se trouve en Espagne, sans aucune nouvelle du père qui a laissé leur fils seul). Dix ans après donc, où Elena s’est installée en France exactement à l’endroit où a disparu son fils. Mais Elena est totalement dans la résilience, la fatalité, comme piégée dans cette plage.

Pourtant, tout est désertique pour Elena, constamment dans la solitude – même si elle a quelques ami-e-s et un amant depuis cinq ans (lui qui est souvent absent). Mais voilà, dans son extension narrative dix ans après les faits, Rodrigo Sorogoyen n’étouffe pas ses personnages et sa mise en scène comme dans le prologue, ou comme dans EL REINO. Ce qui est parfaitement justifié dans le court-métrage et son précédent long-métrage, pour caractériser l’angoisse et l’urgence. Mais cet étouffement aurait eu un effet abusif et accablant pour Elena. Ainsi, le cinéaste laisse sa mise en scène respirer dans le cadre, renversant la verticalité étouffante du prologue pour une horizontalité pleine de liberté. Tout est histoire de travellings et de panoramiques, pour ouvrir grand les espaces afin d’avoir des possibilités de mouvements. Dans le même temps, tout ce qui gravite autour d’Elena (et ensuite autour de Jean également) semble inaccessible, encore bien trop éloigné : la caméra magnétise le corps d’Elena et son regard, en tenant dans la distance toute la vie autour. Une manière de traduire le vertige constant dans lequel est plongé la protagoniste. Il y a un toujours un élément de mise en scène qui vient obstruer un élan de paix, ou même une caméra qui filme des corps prêts à s’abandonner à une perspective / à un autre espace. La fragilité des émotions, que ce soit chez Elena ou chez Jean, devient le moteur de du vertige.

Une fragilité renforcée par la très juste utilisation des plan-séquences par Rodrigo Sorogoyen. Dans chaque plan-séquence, le cinéaste montre qu’il se refuse à lâcher ses protagonistes, pour mieux étudier leurs attitudes et la montée des sensations. Un geste qui suspend littéralement le temps, si bien qu’à chaque plan-séquence, tout le reste semble se dissiper et appartenir à une autre fiction. Comme si le plan-séquence, par sa suspension du temps, permet d’entrer dans un moment qui se fabrique en abandonnant tout le reste. Comme si toute la réalité qui caractérise le quotidien des protagonistes devient une fiction absurde dans laquelle il ne faudrait plus revenir. C’est même là que le vertige prend toute son ampleur tragique : Elena et Jean sont toujours dans l’entre-deux, entre la fiction de leur vie quotidienne et l’espace de désir qu’il & elle partagent. Sans même chercher à affecter leur vie respective, cet entre-deux suspendu dans le temps crée des échos, alimentant de plus en plus d’espaces avec cette rencontre. Parce que finalement, si MADRE est si vertigineux et poétique dans sa suspension du temps, c’est parce que Rodrigo Sorogoyen se refuse de filmer autre chose que cette rencontre. Le film ne cherche jamais à expliquer la relation entre Elena et Jean, et éloigne toute tentation d’ambiguïté et de film d’enquête. Est-ce que Jean est son fils ? Est-ce une relation mère/fils ou une relation amoureuse ? MADRE ne cherche pas à y répondre, ni même à le questionner. C’est une rencontre qui échappe, aussi bien aux personnages (dans leur ensemble) qu’à nous spectateur-rice-s.

La caméra ne peut donc que vivre passionnément ces rapports, se livrant tendrement et avec bienveillance à cet entre-deux vertigineux. Le film tient sa sensibilité au regard qu’il porte, et jamais à la manière dont il a de structurer la relation. Il n’y a rien de schématique, mais il y a toujours un mélange désarmant entre l’intriguant, l’apparition du sentiment, le désir, les petits gestes doux, la gêne puis la confrontation dramatique. Tout est à propos d’une effervescence, qui ne possède aucune base solide, parce que tous les moments de l’entre-deux semblent se fabriquer dans la spontanéité. Et c’est ce qui fait la beauté et la pureté du cinéma de Rodrigo Sorogoyen : trouver le vertige et l’entre-deux (entre le réel tragique et l’imaginaire) dans des moments impossibles à contrôler, ne pouvant donc que s’abandonner à cette spontanéité ou cette urgence de l’émotion. À partir de là, le cinéaste se laisse être propulsé par une esthétique sobre et pudique qui n’est que logique. Sans jamais chercher à savoir s’il s’agit d’une projection (de son fils perdu) ou d’un affranchissement de la tragédie, ou même s’il s’agit de vouloir rattraper une vie dérobée ou d’un deuil progressif, Rodrigo Sorogoyen apporte des moments de bonheur, de désir et de poésie pures dans un trouble intime. Le cinéaste ne fait que capter la délicatesse soudaine, une (re)naissance des cœurs. Les protagonistes ne vont jamais plus loin que l’effervescence, se laissant emporter et traverser par la découverte, par la spontanéité de ces sentiments complexes. MADRE est à propos d’un partage, celui de vivre le vertige provoqué par les cœurs, qui permet de faire la paix avec un espace réel traumatique et un espace imaginaire impossible.


MADRE ;
Dirigé par Rodrigo Sorogoyen ;
Écrit par Isabel Peña, Rodrigo Sorogoyen ;
Avec Marta Nieto, Jules Porier, Alex Brendemühl, Anne Consigny, Frédéric Pierrot, Guillaume Arnault, Raul Prieto ;
Espagne / France ;
2h10 ;
distribué par Le Pacte ;
22 Juillet 2020