La dernière fois que nous avons pu voir une création de Apichatpong Weerasethakul sur les grands écrans, remonte à 2015 avec le très beau Cemetery of Splendour. Le cinéaste est peut-être rare, mais il offre toujours des films importants. Son nouveau est clairement l’un des meilleurs de la décennie. Surtout parce qu’il a ce pouvoir de se démarquer d’absolument tout le reste. Même des œuvres les plus radicales qu’on a pu voir en salles ces dernières années. Memoria est à la fois simple et complexe. Il est cette chose presque insaisissable mais en même temps très ouverte. Ce qui n’est pas compliqué et accessible, est bien qu’il n’y a rien à comprendre mais qu’il y a tout à voir et entendre. Comme lorsque Tilda Swinton déambule seule dans cette grande pièce de musée, contemplant des tableaux un à un. Il faut être dans le même état qu’elle : se laisser porter par les images, et laisser la sensibilité du regard travailler. Ce nouveau long-métrage de Apichatpong Weerasethakul est si épuré par rapport à toutes ses œuvres précédentes, que la porte d’entrée la plus simple est celle du regard qui contemple. Plus besoin d’aller chercher les informations de la fantaisie. Ici, seul le regard envoûté suffit, comme tous ces personnages qui prennent le temps de regarder leur environnement. Rien d’innocent alors, lorsque le cinéaste met en scène ses personnages assis au pied d’une statue de Copernic. L’astronome à l’origine d’une théorie révolutionnaire, qui expliqua que la Terre tourne autour du Soleil. Sauf que le monument situé à Bogota est abîmé, la statue même creusée à certains endroits. Comme le rapport à la nature est abîmé lui aussi. Tel un astronome qui étudie le système céleste et l’Univers, le cinéaste étudie le mouvement des hommes dans le paysage naturel.

Le rapport entre l’humain et la nature est l’essence même de chaque image, de chaque attitude. Apichatpong Weerasethakul ne pose aucune question existentielle, mais il incite à réapprendre à voir les paysages. S’il y a bien un mouvement concret dans Memoria, c’est l’ouverture des perceptions. Le regard doit porter attention, et ainsi la nature se redéfinit devant nos yeux. Parce que quelque chose a changé. Comme le carton du tout début le dit si bien : la fiction nous raconte que du faux, mais le cinéma nous rend compte de ce qui est réel. Tel le personnage de Hernan, que rencontre Jessica (Tilda Swinton), expliquant son point de vue sur les voyages. Lui qui n’est jamais sorti de son village, il a pourtant vu de très nombreuses choses grâce au paysage. Et toutes ces images sont des souvenirs intacts. Alors que les voyages à travers le monde, et même les images diffusées (cinéma, télévision, internet, etc) ne sont que des souvenirs abstraits qui se bousculent. Ce n’est donc plus un rêve, nous sommes bien plongés dans la réalité avec Tilda Swinton. Avec ses déplacements, le cadre embrasse pleinement les paysages. Rares sont les gros plans, si ce n’est pour capturer une émotion extrême lors d’un choc ou d’une révélation narrative. Parce que le film est toujours dans les plans larges, à laisser les paysages s’exprimer par eux-mêmes, dans toute la richesse qu’ils ont à offrir. Si bien que les corps sont constamment cernés par la nature, comme propulsés dans un paysage pour se reconnecter avec. Très loin d’être une cartographie ou un simple état géographique, Memoria redonne une place importante aux paysages, en en faisant son personnage principal sans jamais le morceler (c’est ça aussi, le respect esthétique).
On y retrouve tout de même tous les motifs réguliers du cinéma de Apichatpong Weerasethakul. Le film contient la maladie, la nature, les animaux, les songes, le rapport entre l’éveil et le sommeil. Comme toujours, le cinéaste les imbrique ensemble, les tisse les uns les autres, pour faire circuler sa perception du monde. C’est de là que naît l’envoûtement de ses images. Toutefois, cette sensation trouve ici un nouvel espace. Voire une nouvelle forme. Si on devait trouver une phrase pour résumer grossièrement l’expérience, on pourrait parler de « Mémoires de nos terres ». Jamais tout à fait ancré dans le présent ou dans le passé, jamais totalement mobile ou figé, tout est en constante transformation. Qu’elle soit douce ou rapide. Memoria résonne comme une Histoire de la nature. Il a souvent été répété, dans les pages de Onlike, que la petite histoire est toujours la meilleure pour capter les sensations de la grande Histoire. Ca fonctionne également pour la nature, pour les paysages. Apichatpong Weerasethakul met dans ses cadres la dimension palpable des paysages, la partie qui nous échappe, ainsi que ses traces disparues. Lorsque Tilda Swinton se penche doucement vers un cours d’eau pour saisir de bruit incessant qu’elle entend, il y a l’image d’une nature florissante et imposante autour d’elle, mais il y a également ce bâtiment abandonné en ruines qui se dévoile entre les feuillages. Dans cette nature, le rêve a disparu, le temps a abîmé les espaces, mais elle est toujours présente et vivante.

À l’image de la serre devant laquelle passe Tilda Swinton : la beauté de son emplacement irrationnel, la majesté de son architecture avec de grandes vitrines, sont en parfaites contradictions avec son sa composition vidée et son intérieur abîmé. Des structures toujours solides pour un intérieur malade, ravagé par le temps (et peut-être l’humain ?). C’est là tout le raccord qu’effectue le cinéaste. Dans chaque espace, tout élément se confond et rien de prédomine. La puissance d’une pelleteuse ne s’impose jamais face à la densité et l’étourdissement d’un long tunnel, elle se range dans le décor. Les plans larges de Apichatpong Weerasethakul permettent de tout égaliser, de montrer que le paysage est composé d’éléments divers et variés. Et même, sans jamais utiliser le flou sur les arrière-plans, le cinéaste capte quelque chose d’inéluctable dans ces paysages. Comme s’il n’y avait plus aucune frontière ou de croisement entre le réel et l’imaginaire. Tous les espaces et les univers se côtoient, tout est accessible et à la portée de la fantaisie. Comme tout est à la portée de l’émerveillement et de la découverte. Tout est question de présence, pour simplifier étrangement. Réapprendre à voir ces paysages, c’est ne pas faire de distinction dans tout ce qui les compose, c’est donc prendre conscience de l’état de la nature et de qui y existe (et y habite), c’est par conséquence réaffirmer et solidifier la présence de l’humain (et même de l’être vivant, tout simplement) dans ce monde.
Le pouvoir du cinéma, pourrait-on dire. Celui de fabriquer des images pour montrer du réel. Memoria est quelque part lui-même un regard sur le cinéma. Apichatpong Weerasethakul interroge tout au long de son exploration les questions du vrai et du faux, tout comme il met en relation le palpable et l’abstrait. Il y a quelque chose de l’ordre de l’expérimental dans le film, accompagné de la chronique et du fantastique. Mais qu’importe, ce n’est pas un film à classer ou à catégoriser (et c’est surement mieux comme cela). Parce qu’entre le matériel et l’immatériel (tout ce qui constitue la création d’images d’un film), le cinéaste fait un pas de côté. Et si la contemplation devenait purement de l’attention ? Derrière les images, il semble surgir les esprits dissimulés des paysages, tel un univers oublié qui refait surface. Grâce aux images, et ainsi grâce au faux, le regard retrouve une faculté d’attention et de compréhension. Comme si, entre le palpable et l’abstrait, il y avait ce croisement où tout devient à nouveau pertinent et important, où tout fait sens. C’est la capacité d’un cinéaste alors, de retrouver ces sensations grâce aux images. Parce que comme le personnage de Tilda Swinton est simplement « de passage » (comme elle le dit) dans ces paysages, un cinéaste est aussi de passage dans les lieux qu’il capture dans son cadre. La protagoniste Jessica est un simple vecteur cinématographique, où tout ce qu’elle à offrir est aussi étroit que ce qu’elle a à faire découvrir par ses déambulations est dense. C’est là que réside toute la beauté d’être « de passage » par le biais des images.

Cependant, Memoria n’est pas qu’une question d’images. Apichatpong Weerasethakul accorde tout autant d’importance au son. Alors qu’il explore de nombreux paysages différents, il n’y a jamais de vacarme. Il laisse surtout la place à l’ambiance sonore des lieux qu’il traverse, où il est de passage. Que ce seraient les paysages, dans leur densité et dans leur netteté la plus totale, sans le son qui les compose également ? Que ce soient les animaux, la météo, les quatre éléments : tout est dans le son, pour saisir la vie d’un espace. Mais surtout, le travail du son va bien au-delà que la simple représentation. Le long-métrage débute sur une recherche du son, celui qui se fabrique. Comme dans un studio, dans des écouteurs, etc. Mais progressivement, il se dirige vers la réception naturelle du son, celui qui vient à nous par la force de la nature. Comme avec les images, il ne faut plus chercher à comprendre le son, il faut le laisser venir à soir. Mais encore, le son reflète bien autre chose. Il est, avec le montage, l’argument qui parle du temps passé, du temps qui passe, et du temps qui s’arrête. Le son est le témoin de tout ceci, et accompagne l’image comme le temps accompagne les paysages. C’est une synchronisation parfaite qu’effectue Apichatpong Weerasethakul, à tel point que le bruit mystérieux entendu par la protagoniste est ce qui la guide dans les espaces. Le son comme reflet du temps est ce qui emmène les paysages vers l’onirisme. Dans ce reflet, se construit un lien entre le monde des vivants et celui des morts. Il y a les souvenirs qui se bousculent et les souvenirs palpables grâce à l’attention.
Pas loin de l’hypnose, la synchronisation du son et des images permet de basculer avec un certain vertige entre le temps et l’espace. Le passé et le présent coexistent ici, où les syndromes du passé grondent dans le son, pendant que le paysage reste à explorer dans son immensité. Ce n’est pas pour rien qu’il y a un son à l’origine du récit du film. Comme de bruit qui hante et guide Jessica (Tilda Swinton), le son est tel une apparition face aux images. Le temps n’est jamais quelque chose de palpable, mais bien d’abstrait. Alors dans cet univers oublié qui refait surface, écouter tout ce qui compose le paysage (comme faire attention au moindre détail physique de celui-ci) revient à se construire soi-même. Entre le temps passé et le temps présent, le son offre une circularité entre les perceptions. Il permet d’animer en permanence l’état troublant (est-ce un éveil, est-ce un songe) dans lequel se trouvent les images. Avec ce son comme apparition, Apichatpong Weerasethakul réaffirme et solidifie doublement la présence de l’humain dans le monde. Il faut le voir et l’entendre pour le croire : Memoria est aussi grand à l’intérieur qu’à l’extérieur.
MEMORIA
Dirigé par Apichatpong Weerasethakul
Scénario de Apichatpong Weerasethakul
Avec Tilda Swinton, Elkin Diaz, Jeanne Balibar, Daniel Gimenez Cacho, Agnes Brekke, Constanza Gutierrez, Daniel Toro
Pays Colombie / Thaïlande / France / Allemagne / Mexique / Qatar / Royaume-Uni / Chine / Suisse
2h16
Distribué par New Story
Sortie le 17 Novembre 2021