Lorsque s’ouvre Tre Piani, l’image uniquement composée du paysage (avec cet immeuble au centre du récit) dessine les traits d’une paisibilité. Mais dès que des corps humains apparaissent dans le cadre, la sensation est perturbée. Une femme enceinte (jouée par Alba Rohrwacher) sort de l’immeuble et emprunte le trottoir, en pleine douleur. Puis, une voiture surgit à toute vitesse, faisant d’abord face à une femme traversant la rue, pour ensuite terminer sa course encastrée dans un mur du fameux immeuble. Nous sommes donc bien chez Nanni Moretti. Pourtant, dire que c’est la seule ironie réussie du film n’en est pas une. Loin de la légèreté et de l’espièglerie qu’offre d’habitude ses œuvres, le cinéaste ressemble ici à un vieux grincheux. Au point d’incarner lui-même le personnage du juge, et père de famille autoritaire. Autour de lui, gravitent d’autres habitants de l’immeuble, des voisins dont l’existence va basculer par une série d’évènements. Adapté de la nouvelle de Eshkol Nevo qui se déroule à Tel Aviv, Nanni Moretti adapter le récit à Rome, pour transposer la question du vivre ensemble dans la société dont il fait le portrait depuis si longtemps. Dans Tre Piani, il s’agit de rancœurs, d’incriminations, de peurs, d’éclatement familial. Un film choral où plusieurs récits se croisent et convergent vers la même sensation que la violence règne dans la société, aux dépends de l’amour.

Comme à son habitude, le cinéaste italien dessine un état des lieux de la société, à la fois dans l’écart entre les générations qui se creusent toujours de plus en plus, mais aussi dans l’évaporation des liens affectifs. Il évite habilement de créer un catalogue de statuts sociaux entre les différents personnages, car ils ne sont jamais réellement définis par leurs activités professionnelles. Au contraire, chaque personnage est définit par ses motivations et sa manière de voir la vie. Ce sont des modes de vie mis en miroir, des personnalités qui s’entrechoquent. Des êtres qui se côtoient au sein d’un espace élégant et soigné, où chaque escalier et chaque palier sont une politesse instantanée, plutôt que des séparations entre chaque habitant. Mais il ne faut pas s’y tromper, Nanni Moretti livre avec Tre Piani un regard très sombre sur la société. Déjà dans les couleurs, c’est la morosité qui prime. Même la lumière semble échapper aux corps, pour les laisser les tourments d’un écroulement physique et psychologique. Avec cette voiture qui entre dans le mur d’un des appartements de l’immeuble (situé au rez-de-chaussée), ce sont les fondations supposées solides qui se détruisent. Le cinéaste casse donc la paisibilité, et érige des séparations entre les personnages au sein même des foyers. A tel point que, vingt ans après La chambre du fils, la mort du fils est ici symbolique pour le père de famille incarné par Nanni Moretti. La chambre de son fils va rester vide, le deuil de la courtoisie et du vivre-ensemble commence donc.

Ces fondations qui s’écroulent s’effectuent avec deux ellipses. Parce que Tre Piani se traduit peut-être par trois étages, mais il y a aussi la notion des trois temporalités. Trois temps où ces personnages continuent de subir les conséquences. De plus, ce sont trois temps pour trois familles. Une escalade qui n’a pourtant pas grand chose à montrer. Nanni Moretti offre quelques belles idées sur le hors-champ et sur le contre-champ, notamment dans l’inégalité de leur ambiance. Lorsque le champ du cadre propose une tonalité, le contre-champ ou le hors-champ se révèle en totale rupture. Toutefois, avec la direction désespérée et balisée que prend le récit, cette mise en scène n’a pas grand chose à bousculer. Comme si cette rupture de ton se retrouvait à chaque fois devant une impasse, laissant impossible de trouver un autre chemin. La mise en scène de Moretti est d’une sacrée raideur, s’autorisant très peu de liberté, parce qu’il écrase systématiquement toute fougue. Le parfait exemple est cette facilité à coincer les personnages masculins dans la bêtise le manque de nuance, et de coincer les personnages féminins dans un rôle où elles doivent sauver le monde. Aucun des trois récits n’informe ou n’éclaire l’autre, ni même à l’intérieur d’eux-mêmes. La rupture de ton dans le hors-champ et dans le contre-champ ne servent qu’à consolider des personnages dans leurs positions.

Le cinéaste tombe très vite dans la surenchère de névroses. Au point qu’il ne sait plus vraiment quel point de vue adopter, et préfère naviguer entre plusieurs eaux pour se concentrer sur le récit plutôt que sur les images renvoyées par les personnages. Chacun d’entre eux est une étiquette : le chef de famille juge qui veut asseoir son autorité, le père de famille impulsif qui déborde, la mère de famille déboussolée par les événements, la jeune mère solitaire, l’adolescente en pleine recherche d’affection, et l’homme âgé qui perd petit à petit ses moyens. Sauf que chacune des névroses est simplement présentée. Nanni Moretti ne tend jamais à chercher l’espoir de réconciliation ou de pardon. Certes il adapte un roman israélien, mais l’austérité de l’univers confus qu’il dépeint est trop complaisante. Tre Piani donne l’impression d’être hystérique à chaque instant, davantage concentré à appuyer sur l’irrationalité de l’obscurité intérieure des personnages, qu’à prendre du recul sur la séparation qui se crée entre eux. C’est pour cela que le cinéaste n’arrive pas à proposer autre chose qu’un mélodrame bien terne. La confusion du rythme va de paire avec le chaos de la vie des personnages, dans lequel s’embourbe la mise en scène. Comme la manière dont les personnages se sortent de cet univers sombre et violent. Ce sont des rencontres soudaines, assez improbables, qui arrivent comme par magie.

Le film semble prendre ses ironies faciles pour de la sagesse envers ses personnages, mais chaque situation est un caprice dramaturgique. Comme l’apparition des deux ellipses : les enfants grandissent et s’éloignent, les vieux meurent, mais tout est identique. Le temps qui passe n’est jamais une option pour les personnages, mais surtout une preuve de passivité et de résignation éternelle. On se croirait devant un feuilleton télévisé. La raison la plus flagrante reste la manière dont Nanni Moretti se refuse à filmer l’espace commun, ce fameux immeuble qui est l’épicentre de toute l’obscurité qu’il explore. Tre Piani est un film d’humeurs statiques, de vanités génériques, où la mise en scène frontale ne donne jamais davantage à voir que la simple observation. C’est le sentiment que toute la souffrance et toutes les névroses affichées ne vont nulle part. À force de frontalité, Nanni Moretti s’entête sur les séparations immatérielles, et abandonne petit à petit la structure de l’espace commun. Comme si le cinéaste avait lui-même abandonné l’immeuble, avant même que les personnages ne se retranchent eux-mêmes dans leurs humeurs. Le cinéaste enfonce des évidences comme avec son documentaire récent Santiago, Italia. Et n’arrive jamais à proposer l’apprentissage du deuil (ici ce serait celui du vivre-ensemble), la fièvre du changement, le dépeçage psychologique, l’échouage sur un espace spectral comme il le faisait si bien dans La chambre du fils. En étant aussi frontal avec les névroses des personnages et toute l’obscurité qui les entoure, Nanni Moretti oublie l’écho du vivre-ensemble dans l’espace commun.
TRE PIANI
Dirigé par Nanni Moretti
Scénario de Nanni Moretti, Federica Pontremoli, Valia Santella
D’après la nouvelle de Eshkol Nevo
Avec Nanni Moretti, Riccardo Scamarcio, Margherita Buy, Alba Rohrwacher, Adriano Giannini, Elena Lietti, Denise Tantucci, Alessandro Sperduti, Ana Bonaiuto, Paolo Graziosi, Tommaso Ragno, Stefano Dionisi
Italie
1h59
Distribué par Le Pacte
Sortie le 10 Novembre 2021