Les Arcs Film Festival 2020 : Jour 6

Aujourd’hui, on met sa plus belle combinaison et ses plus belles grosses chaussures pour aller affronter les plusieurs centimètres de neige qui nous attendent en dehors de la résidence. Une fois dehors, avec le bonnet assorti, on essaie de ne pas glisser ou même tomber. On croise évidemment des personnes sur le chemin, ce qui amène à discuter dans le froid. Puis on essaie d’aller profiter quelques heures des pistes. On passe par la boutique pour louer des skis, évidemment. Une fois en haut de la piste, c’est parti, il faut se lancer. Première porte, on y va doucement pour prendre ses repères. Deuxième porte, on commence à établir un plan de bataille pour rejoindre toutes les portes qui suivent. Troisième porte, on enchaîne. Quatrième porte, on s’habitue et tout devient automatique, un coup de hanche à gauche, un coup à droite, et ainsi de suite. Cinquième porte, on décide de se déchaîner et de frissonner jusqu’au bout de la piste, pour mieux faire danser nos hanches. Sixième porte, c’est le moment de renouveler les exploits. Manque de peau, c’est la chute, et tout se retrouve comme une absurdité sur internet. Au cas où, il n’est pas question de slalom. Ce n’est qu’une métaphore. Parce que malgré le passage au Hors Piste Digital, les Arcs Film Festival rouvrira ses portes, et on pourra passer les portes (des salles, des hôtels, des bars/club) et prendre les pistes ensemble à nouveau. Comme le fait Pi Ja Ma sur la photo ci-dessous, qui a enregistré un live depuis le haut des pistes, disponible dès 18h !

Pi Ja Ma en haut des pistes des Arcs

Les films vus

Le premier film visionné aujourd’hui est le dernier en compétition, soit QUO VADIS, AIDA ? de Jasmila Zbanic. L’histoire se déroule en 1995 en Bosnie. Aida est traductrice pour l’ONU dans la ville de Srebrenica, lorsque l’armée serbe prend le contrôle de la ville. Alors que l’ONU propose un abri provisoire à de nombreuses personnes, et en laissant bien d’autres à l’extérieur, Aida est préoccupée par son mari et ses deux fils qu’elle cherche à faire entrer. Par sa place, Aida a accès à des informations importantes sur le déroulement des opérations, et essaie de sauver sa famille de la mort. Mais surtout, Aida est d’abord un personnage pivot : en prenant le point de vue d’une traductrice, Jasmila Zbanic peut naviguer entre plusieurs camps (l’ONU, les civils bosniens, l’armée serbe). Avec ses mouvements, le film peut poser un regard sur toutes les situations, et montrer la complexité dans chaque camp. À tel point que les difficultés du travail de l’ONU sont progressivement mises en avant. De cette manière, la cinéaste arrive à capter le bordel qui s’installe dans cet espace, où le huis-clos n’est finalement pas l’idéal dont pourrait espérer les civils bosniens. Cependant, plus le récit progresse, plus Jasmila Zbanic se focalise sur la dramaturgie qui impacte directement Aida. De personnage pivot, elle devient le sujet central du film, perdant de vue toutes les interrogations soulevées auparavant. Certes le désespoir, l’urgence et l’impuissance sont maîtrisées pour créer une ambiance électrique, mais il n’y a que trop peu de fulgurances vraiment tragiques. Parce que le film a du mal à dépasser les simples faits historiques, a tendance à être bien trop démonstratif. L’approche est bloquée par la fatalité des événements, en faisant du sentimentalisme la seule porte d’entrée face au manque de prise de risque.

QUO VADIS, AIDA ?, de Jasmila Zbanic

Nous avons ensuite vu NO HARD FEELINGS de Faraz Shariat. Dans ce film, Parvis est un fils d’Iraniens exilés en Allemagne. Il essaie autant que possible de profiter de sa jeunesse, même s’il est condamné à des travaux d’intérêt général dans un centre pour réfugiés. Là-bas, il fait la rencontre de Banafshe et de son frère Amon, qui ont fui l’Iran et risquent l’expulsion à tout moment. Loin de traiter son sujet comme un film social, ou un film sur la migration, Faraz Shariat met doucement en place le contexte avant de partir complètement ailleurs. Pas loin d’être un film expérimental, s’il n’y aurait pas autant de narration, le long-métrage fait preuve d’une grande générosité solaire et tendre envers chacun de ses personnages. Célébration de ces jeunes qui ne cherchent qu’à vivre pleinement et aimer profondément, le film possède une imagerie très chaleureuse qui fait la part belle aux vibrations des corps et des émotions. NO HARD FEELINGS est un battement de cœur constant, où l’imaginaire romantique de ces trois protagonistes permet de leur créer un échappatoire du quotidien. Après toute cette partie très solaire et fiévreuse, le film revient subtilement à une réalité écrasante, jouant beaucoup sur le silence mélancolique. Une nouvelle va tout faire basculer, si bien que la poésie de l’insouciance se dissipe pour une rupture de ton nécessaire. Il est juste dommage que, par instants, le film succombe à des errances mélodramatiques. Mais cela reste un véritable coup de cœur !

NO HARD FEELINGS, de Faraz Shariat

Enfin, nous avons enchaîné avec SÈME LE VENT de Danilo Caputo. C’est le récit de Nica, qui quitte ses études universitaires en agronomie pour rentrer dans le village de sa famille, dans le sud de l’Italie. Après trois années d’absence, elle découvre que son père est endetté et que la région est polluée et totalement sinistrée. Les oliviers qui font le succès de la région sont dévastés par un parasite, et personne n’a agit. Nina peut alors tout faire pour sauver ces arbres centenaires afin de relancer l’activité. Il n’est pas étonnant de voir le film dans la catégorie « Déplacer les Montagnes », tant il est imprégné de la question écologique, notamment avec le point d’une jeunesse qui s’implique complètement face à des adultes qui n’agissent pas. Pour cela, Danilo Caputo a la bonne idée d’aborder l’imagerie de la nature comme une vision fantastique. La beauté des paysages est comme une apparition : malgré l’obscurité, il y a toujours une petite source de lumière pour révéler la magie et les formes de la nature. Comme une contemplation que seule la jeunesse est capable d’avoir, face à une sorte d’agonie et de somnolence du monde adulte. Cependant, SÈME LE VENT est tout aussi somnolent que les personnages adultes : l’engagement plein de rage de Nica n’est jamais reflété par la mise en scène, alors que la caméra l’accompagne partout. C’est un drame inoffensif, pas très dynamique (à la limite du passif), qui semble totalement figé et dépassé par la sur-écriture de la narration. La multiplication inutile des enjeux (écologie, famille, travail, argent) fait qu’ils se croisent constamment et s’annulent. Le discours est clair mais le traitement manque cruellement de personnalité.

SÈME LE VENT, de Danilo Caputo

Un festival, c’est aussi des rencontres

Allez, on retourne se délecter des rencontres. Aujourd’hui, nous avons pu découvrir le troisième débat intitulé « Imaginer, le pouvoir des récits ». Modérée par Camille Étienne (de l’association On Est Prêt !, vraiment allez voir ce qu’ils font), la rencontre était composée de Luc Bronner (directeur de la rédaction de Le Monde, journaliste, écrivain), Cyril Dion (écrivain, réalisateur, militant écologiste) et Xabi Mollia (scénariste, réalisateur, écrivain). Pour démarrer cette table-ronde, Camille Étienne évoque l’idée derrière « Déplacer les montagnes », où deux mondes qui ne se parlent pas forcément puissent se rencontrer : celui de ceux qui imaginent et celui de ceux qui agissent. L’objectif serait donc d’aller « titiller les raconteurs d’histoires », pour que le pouvoir du récit puisse faire bouger la société / le monde.

Cyril Dion explique sa vision du récit au sein de l’art. Tout d’abord, il déplore que les récits pointent souvent les problèmes sans ouvrir un horizon. Puis, en faisant des recherches et en discutant avec de plus en plus de personnes, il a pris conscience que raconter des récits est constitutif de l’humain : tel son exemple de Nancy Huston, autrice d’un livre intitulé « L’espèce fabulatrice » où elle écrit « raconter des histoires, est la façon de l’humain d’être au monde ». Parce qu’effectivement, nous sommes des êtres subjectifs, donc nous percevons le réel par des visions diverses, par morceaux même. De la même manière que l’art ne peut être un espace de représentation (voir journal de bord 4), l’art se crée grâce au point de vue de l’humain. C’est ce chemin qui permet de raconter des récits. Cyril Dion ira même jusqu’à dire que plus il y a de personnes qui adhèrent à un récit, plus il y a de personnes qui suivront le même chemin, pour que ce récit puisse s’incarner dans la réalité.

Concernant Xabi Mollia, il avoue n’avoir pas toujours cru au pouvoir des récits, car il avait l’impression que certains d’entre eux étaient déjà devenus réalité. Il parle de la notion d’opposition entre le réel et l’imaginaire, très importante dans l’art, où le récit imaginaire n’a pas toujours eu de la valeur. Il aborde même la question des réseaux sociaux, qui peuvent (souvent) mettre en avant des récits malveillants. Xabi Mollia pense que « l’on vit une époque de guerre des récits », où les récits s’affrontent pour que certains prennent plus de place, pour confisquer des mots, etc… toujours sous la responsabilité de ceux qui créent ces récits. Camille Étienne rebondit sur la réalité biologique, chimique et climatique, tout en expliquant que les récits sont un moyen d’imaginer comment habiter le monde face à cette réalité.

Luc Bronner donne l’exemple qu’il connaît très bien : les récits lorsqu’on est journaliste. Des récits bousculés par le très court-terme, par l’immédiat, par le très long-terme, par de la superficialité, par de l’idéologie, etc. Le propre du journalisme est donc de raconter ce monde qui est devant soi, avec l’apparition de tendances et de mouvements soudains, tout en essayant d’être sur tous les fronts en même temps. Le directeur de publication de Le Monde suggère, suite à cette réflexion, le piège des médias d’information en continu où l’on se perd facilement. La réponse est alors que le journalisme doit se spécialiser, afin de pouvoir dialoguer avec des experts de tous horizons. Il faut donc réussir à modeler les récits : une forme de technicité de la spécialisation qui se mélange avec l’effort de donner la parole, tout en gardant les règles du débat qui vient avec le récit (la nuance, la contradiction, les histoires/expériences, etc). Le récit est, selon Luc Bronner, une arme pour construire une réflexion.

Cyril Dion poursuit avec une notion d’irrationnalité de l’humain, qui est bercé par ses croyances & émotions mais aussi par des récits collectifs / des récits communautaires / des récits individuels. Tous ces récits se croisent constamment, tout en étant accompagné par les récits d’autres personnes (l’art). La question de l’abandon au récit arrive alors, avec cette idée que c’est profondément de l’art quand les récits nous échappent, mais qu’il faut savoir garder une responsabilité vis-à-vis de l’impact que ces récits peuvent avoir. D’où la notion de sensibilité, apportée par Xabi Mollia, qui apporte des visages aux récits. La sensibilité dans les récits permettent d’ouvrir sur les possibles. Camille Étienne y intègre très justement la notion du « beau », pour s’extraire de ce monde réel à transformer, et pour nous redonner une force & une énergie nécessaire. Ce que Xabi Mollia poursuivra en disant que « le récit vertueux est répulsif », qu’il ne faut pas aller vers la morale (en quelque sorte). Une façon de parler de « l’éthique du raconteur de récits », où les récits peuvent être beaux ou dangereux, mais dont l’objectif est de créer des chemins divers et variés pour imaginer le monde.

La rencontre entre différents acteurs de Centres Nationaux du Cinéma Européen sera au programme d’un prochain journal de bord, alors restez à l’affût. En attendant, vous pouvez toujours aller la regarder et l’écouter, disponible depuis ce Jeudi après-midi sur la plateforme et le facebook du festival. C’est vraiment ce qu’il y a d’idéal avec ce Hors Piste Digital : si vous loupez un film tel jour, vous pouvez le voir dans les jours suivants. Si vous ratez une rencontre en direct tel jour, vous pouvez la rattraper en replay. Plus besoin de s’arracher les cheveux pour constituer un planning, plus besoin de courir entre les séances et les rencontres. Faites votre propre planning, c’est une autre manière de se laisser surprendre par des films & rencontres dont on ne sait rien. Laissez-vous porter, et bon festival à tou-te-s !